Il y a peu de traits dans
l'histoire des peuples et dans les révolutions des empires qui
puissent servir de matière à plus d'observations
philosophiques et psychologiques, que la manière dont mon ami
Garnier devint l'amant de sa maîtresse.
Mon ami Garnier est un homme probe et doux, de moeurs pures,
modéré en politique, plein d'idées neuves et de
respect pour les convenances. C'est un garçon si rangé,
qu'on ne l'entend jamais parler de ses dettes ; point fanfaron, point
querelleur, incapable de battre son domestique s'il en avait un,
conservant d'ailleurs un juste orgueil, principalement ses jours de
barbe. Son extrême propreté et la douceur de ses
manières ont toujours suffi, dans le petit cercle où il
vit, pour lui faire pardonner certain penchant pour l'école
satanique. Je ne pense cependant pas qu'il se soit jamais cru
absolument lord Byron ; mais il s'en faut de si peu que ce n'est pas
la peine d'en parler, et la chose est d'ailleurs si simple et commune
à tant de gens, que je ne vois pas trop pourquoi il aurait eu
la modestie de s'en priver.
Non-seulement il est très facile aujourd'hui d'être lord
Byron, mais il est encore très difficile de ne pas
l'être. Je ne parle pas des littérateurs ; s'en abstenir
leur est entièrement impossible. La raison en est aisée
à concevoir, puisqu'on ne saurait faire un livre sans que les
journaux en parlent, et que les journaux ne sauraient en parler sans
mentionner Byron. Le nom de Byron se trouve dans tous les articles
littéraires imprimés depuis 1826. Mais, pour ne parler
que de la vie privée, cette sorte de personnage indispensable
dans les coteries se propage de jour en jour dans tous les rangs de
la société. Le dandysme a commencé, il est vrai,
en Angleterre par exiger que pour remplir ce rôle on
boitât d'une manière assez marquée ; mais on a
aujourd'hui des idées plus tolérantes à cet
égard, il suffit qu'on s'en reconnaisse la vocation ; et dans
le cas où elle serait faible, un valet de chambre bien appris
doit, en vous donnant vos gants et votre canne, ajouter avec respect
: " Et que Monsieur ait la bonté de rappeler qu'il imite
Byron. "
Garnier, selon ses facultés, avait fait à tout cela
quelques petites modifications. La tranquillité de ses
occupations et l'éloignement de son quartier ne lui
permettaient pas de mépriser les hommes. J'ai dit, d'autre
part, qu'il avait peu de dettes ; il ne faisait point de vers et
détestai les ours et les pintades. En outre, chose importante,
il n'avait pas de maîtresse, point de gastrite et
possédait un seul habit. En un mot, il n'avait de notablement
commun avec le noble lord que les bras et les jambes, encore ne
puis-je parler que d'une seule, Garnier étant d'une
construction ordinaire et très ferme sur ses deux larges
pieds.
Quoi qu'il en soit, le sort avait réservé à
cette douce et bonne créature un des coups les plus frappants.
Deux incidents d'une faible importance déterminèrent
l'épisode le plus critique de sa vie. Ceux qui liront cette
histoire verront qu'il était né pour justifier deux
proverbes opposés l'un à l'autre, et ils ne s'en
étonneront pas, puisque tous les proverbes ont leur contraire
et que la sagesse des nations s'arrange toujours, quand on la
consulte, pour répondre oui et non tout à la fois,
comme, par exemple : " Qui ne risque rien n'a rien. - Tout vient
à point à qui sait attendre. " Bien supérieure
en cela aux oracles anciens, qui ne répondaient jamais ni oui
ni non.
Certain jour d'un hiver rigoureux, Garnier, tristement appuyé
sur son poêle éteint, réfléchissait aux
choses de ce monde. Il regardait sa provision de bûches, ses
livres, sa table de nuit, sa chandelle et son habit vert, et il
disait, en secouant la tête, que ce n'était pas
là le véritable bonheur.
Cette provision, il faut l'avouer, était mesquine, ces livres
étaient noirs et enfumés, cette chandelle était
mourante, et l'habit vert était attendrissant. Oui, si vous
l'aviez vu, étalé sur cette chaise à demi
rompue, avec ces plis misérables et cet air de bonhomie, lui,
l'habit de fête, l'étendard du dimanche ! Les parements
vous eussent navré, le collet vous eût tiré des
larmes aux yeux.
Ce n'est pas que Garnier n'eût l'âme bien placée :
il ne s'aveuglait sur quoi que ce soit et n'accordait pas à un
tailleur plus de respect qu'il ne devait. Mais, s'il est vrai que
tout l'homme ait ses mauvais jours, n'est-il pas vrai aussi que la
pauvreté n'est pas faite pour les adoucir ? La
mélancolie, qui se glisse dans les palais sous la forme d'un
melon mal digéré ou d'un roman nouveau, est, dit-on,
tout aussi réelle que celle qui habite le toit d'un pauvre
diable sous la forme d'un mémoire de blanchisseuse ou d'un
bouton de moins à un unique habit. Cela n'est ni juste ni
charitable. Pour les riches, la tristesse n'est que la soeur de
l'ennui ; elle entre parfois par les balcons entrouverts, pour
traverser, comme un fil de la bonne Vierge, les longues galeries ;
elle s'accroche un instant aux lambris sculptés et aux angles
des cadres gothiques. Puis l'aboiement d'un chien, le parfum d'une
tasse de thé la chassent et la dissipent dans les airs. Mais
elle étend dans les mansardes, de la porte à la
fenêtre, sa longue toile d'araignée ; de faibles rayons
de soleil glissent à peine et se font jour entre ces
réseaux épais ; un insecte y danse ça et
là au milieu d'un flot de poussière, tandis que le
monstre aux pattes velues s'y accroche et s'y suspend dans tous les
sens.
Garnier ouvrit sa fenêtre. Hélas ! quel beau froid il
faisait ! comme s'il y avait de beaux froids quand on compte ses
bûches ! le soleil était sans nuages, la terre
sèche et nette comme une assiette d'étain. Les voitures
allaient et venaient. Et lui aussi il aimait la vie ! et lui aussi il
était abonné à un cabinet de lecture, et il
était plein de désirs, plein de sève et de
fermentation, comme un drame moderne !
Et lui aussi il voyait passer dans ses rêves des légions
de frêles jeunes filles, des armées d'êtres
angéliques et des Andalouses échevelées, tout
comme un autre ! lui aussi il comprenait profondément le moyen
âge, et lui aussi il était l'homme de son temps,
l'expression du siècle, comme une préface nouvelle ! et
lui aussi il était allé aux Italiens la veille ; il y
avait vu un ange de lumière en robe orange.
Voilà ce qui navrait Garnier. Oh ! si à cette heure
d'angoisse il avait eu une voiture de remise, il serait allé
au bois de Boulogne, et il aurait cherché dans la foule
bigarrée et étincelante, dans la grande foule aux mille
têtes, la robe orange de sa beauté. Oh ! s'il avait eu
un coursier espagnol, à la fauve crinière, longue et
effilée comme de la soie, au pied sonore, à l'oeil
sanglant ; s'il avait eu un traîneau russe, avec ses grelots
d'argent et ses mules bondissantes sous les panaches
empourprés ! une gondole vénitienne avec son falot, sur
sa tête de cygne et ses deux rames bleues comme deux ailes
palpitantes ! oh ! s'il avait eu un dromadaire égyptien, un
renne lapon, un éléphant siamois ! oh ! s'il avait eu
cent écus !
Damnation ! tous les jours le même dîner, le même
habit vert ! La vie est-elle donc si douce ? le suicide n'est-il pas
un des besoins du siècle, une des conséquences de la
littérature ?
Garnier regardait de travers un pistolet accroché à son
mur, un pauvre pistolet sans pierre, incapable de nuire à
personne.
" Sombre et fidèle ami, s'écria le jeune homme, que
refermes-tu dans tes entrailles de fer ? Quel secret
mystérieux de doute et de terreur diras-tu à l'oreille
de l'homme assez osé pour te poser sur sa tempe amaigrie ?
Quelle vérité terrible jaillira dans l'éclair de
ta vieille batterie noircie par la fumée ?
- Hélas ! semblait répondre modestement le pauvre
pistolet sans fiel, je n'ai plus de ressort, et toi-même tu
n'as pas de poudre. Une détonation funeste, si tu me tournais
contre toi, annoncerait l'instant de ma propre mort et non de la
tienne ; les éclats que tu recevrais dans le nez et dans les
yeux seraient les seules marques que je pourrais te laisser de mes
longs et cruels services .
N'est-ce pas quelque chose de hideux que l'influence d'un
quantième ? Quand je pense que le premier du mois Garnier
voltigeait sur les prairies émaillées, semblable
à une bergeronnette des champs ! Les rosettes de ses escarpins
étaient humides de rosée, de douces larmes erraient
dans ses yeux. " Et qui donc lui donnait le bras ? - Que vous importe
? - Eh bien ! oui, c'était une lingère. " O solitude de
Meudon ! ô jouissance du pauvre ! celui qui ne vous
connaît pas n'a jamais ni ri ni pleuré.
Garnier prit donc son violon et commença à se frotter
les mains ; il joua Di tanti
palpiti. Un orgue qui
passait dans la rue fit entendre aussitôt le choeur des
montagnards de la Dame
blanche ; une grisette se
mit à sa fenêtre ; le son du cor de chasse partit de
l'entresol d'un marchand de vin et fit pousser à un petit
chien les plus affreux gémissements. Garnier se sentit
inondé du sentiment de l'harmonie, et un déluge de
pleurs s'apprêtait à le soulager, lorsqu'on tira le
cordon de la sonnette.
Un domestique en livrée parut à la porte. Garnier le
reconnut, c'était celui du jeune Trois-Étoiles, son ami
d'enfance et son camarade de collège. Souvent
l'équipage bruyant de l'homme de plaisir s'était
arrêté à la porte du modeste étudiant ;
souvent Garnier, rasant les boutiques sur la pointe du pied, comme
une hirondelle en temps de pluie, s'était rendu à
l'hôtel splendide du père de Trois-Étoiles,
après avoir, du bout de ses gant beurre frais, soulevé
légèrement le marteau nouvellement verni ; ses bas de
soie mouchetés de crotte s'étaient enfoncés avec
onction dans la laine moelleuse des tapis. Souvent inondé de
vin, Garnier avait passé de bonnes heures au bruit des verres
et des assiettes, et parfois, au dessert, les coudes sur la table, il
avait décoché l'anecdote concise dont le trait, tant
soi peu satanique, déridait le noble foyer. &endash; Jamais la
figure osseuse et abasourdie du laquais qui venait de sonner ne
s'était présentée devant lui dans un moment plus
opportun ; un lettre fut bientôt ouverte. Voici ce qu'elle
contenait :
" Mon cher ami, prêt à partir pour, etc., où je
reste trois semaines, j'ai à te dire que, etc.
Signé : Trois-Étoiles.
Post-scriptum. Fais-moi le plaisir de m'envoyer deux
douzaines de crayons et de monter mes chevaux le plus souvent que tu
pourras ; tu sais qu'ils sont à toi et que cela m'oblige.
Adieu, au revoir, Garnier. "
Que pensez-vous que fit Garnier ? qu'il se montra joyeux, qu'il
courut à son habit vert ? Il ne se montra point joyeux ; il
courut à son habit vert, c'est vrai, je n'en disconviens pas,
mais il fronça les sourcils ; ses mains allèrent
naturellement s'enfoncer dans ses poches, comme pour en braver la
profondeur. Son menton disparut dans sa cravate, sa clef dans son
gousset, et au moment où il tira sa porte, en disant à
François de le suivre, l'ariette la plus folle
s'élança de ses lèvres entrouvertes.
Je vous prie de remarquer que je ne plaisante point, et que cette
histoire n'est point un conte. Garnier demeure rue Poirée ; sa
famille est de Lons-Le-Saunier.
Dès que Garnier fut chez Trois-Étoiles, il monta
à cheval. Dès qu'il fut à cheval, il fut au bois
: dès qu'il fut au bois, il chercha de côté et
d'autre la beauté qu'il avait vue aux Bouffes.
Elle passa aussitôt près de lui, très lentement
et en voiture découverte. Il la regarda à plusieurs
reprises ; mais il ne la reconnut pas, attendu qu'elle avait
oublié de mettre sa robe orange, et qu'elle était en
douillette bleue. Quant à elle, elle ne le reconnut pas non
plus, quoiqu'il eût toujours son habit vert, attendu que la
veille elle n'avait fait aucune attention à lui.
Garnier, depuis trois heures jusqu'à cinq, ne cessa de
s'évertuer de la manière la plus affreuse pour
découvrir une robe orange. Une légère averse
commençait à tomber, les équipages se
pressaient, en grand nombre à la porte Maillot ; les voiles se
baissaient, les capotes des voitures se relevaient, les cavaliers
anglais ouvraient leurs parapluies, tandis que les français
faisaient siffler leurs cravaches contre le vent lourd et humide qui
déteignait leurs moustaches frisées. Au moment
où Garnier, perdu dans cette foule, venait de piquer des deux
vers la rue Poirée, une robe du plus bel orange passa devant
lui comme un éclair. Garnier s'arrêta court,
c'est-à-dire voulut s'arrêter court ; mais son cheval
étant d'un autre avis, il y eut entre eux une petite
contestation. Le cheval, habitué à une main ferme,
donnait de si bonnes raisons pour continuer sa route, que Garnier
faillit s'y rendre en tombant à la renverse. Il ne
s'entêta pas, et, élevant les guides, il partit comme un
trait sur les traces de la robe orange. Il fut bientôt à
côté de la voiture, et de la porte Maillot à la
rue de Rivoli, ce ne furent qu'oeillades meurtrières et
soupirs à la dérobée.
Garnier était bien fait de sa personne, petit et joufflu. Une
immense forêt de cheveux noirs, dont le désordre
annonçait un homme supérieur, lui avait, en
dépit de ses prétentions byroniennes,
mérité le surnom de Werther crépu. Tant que le
cheval de Trois-Étoiles pensait à ses affaires en
marchant, Garnier se laissait aller avec assez d'aisance. Son unique
habit, par la grande habitude qu'ils avaient de vivre ensemble, avait
fini par s'accommoder à sa taille ; d'autre part, la pluie
augmentait le mérite de sa démarche.
La dame orange, de son côté, était sèche
et délibérée ; elle avait de la bouche jusqu'aux
oreilles, et du front jusqu'à l'occiput ; bien faite
d'ailleurs, d'une grande et belle taille ; une de ces beautés
parisiennes qui ont leur éclat au bal, et dont quelqu'un a dit
qu'elles devraient aller au Tuileries avec un bougeoir à la
main.
Garnier lui revint à la tête au moment où, en
rentrant chez elle, sa femme de chambre lui apporta ses pantoufles ;
elle y pensa jusqu'à six heures un quart, heure, où
elle fut dîner en ville.
En sorte que huit jours consécutifs se passèrent de la
manière suivante ; à quatre heures du soir Garnier
montait à cheval, allait au bois, apercevait la dame orange,
tâchait de prendre le petit galop et escortait la
calèche. La dame regardait Garnier depuis la porte Maillot
jusqu'à la rue de Rivoli, et pensait à lui en mettant
ses pantoufles, jusqu'à six heures un quart, heure où
elle allait dîner en ville ou chez elle.
Le neuvième jour il fit une pluie battante. Voilà
où j'attendais Garnier. Plus de cheval, plus de dame orange ;
un frisson mortel le parcourut : c'était la lune rousse qui
commençait.
Le poêle, à demi mort de froid, supporta de nouveau le
front rêveur de Garnier. L'habit vert reprit sa pose
mélancolique sur la chaise rompue, et le pistolet inoffensif
fut regardé de travers chaque matin et chaque soir.
Il fallait en finir. Garnier prit une plume et écrivit :
" Madame, depuis longtemps que je vous suis partout, peut-être
ne m'avez-vous pas fait l'honneurÉ "
Au fait, je suis bien bon de vous dire ce qu'il écrivit ; il
écrivit ce que tout le monde écrit, ce qu'Adam
écrivait à Ève, ce que vous avez écrit
hier, et ce que vous écrirez demain.
La dame orange fut émue ; elle demanda l'adresse de Garnier,
et lui défendit, dans sa réponse, de songer à
elle plus longtemps. Garnier, rempli du désespoir le plus
affreux, passa le reste de la journée sous ses fenêtres.
A la nuit tombante, il causa une demi-heure avec le concierge, faute
d'argent, avec la plus grande politesse. La femme de chambre lui
entrouvrit la porte, et, marchant sur la patte du petit chien, il se
précipita aux pieds de la belle Amélie.
Garnier, comme on l'a dit, comprenait la passion
échevelée, l'amour dramatique et quantité
d'autres belles choses qui sont dans nos habitudes. La dame le fit
mettre à la porte après s'être laissé
baiser la main.
Le lendemain, contre toute attente, il fit un beau soleil ; Garnier,
enivré de langueur, envoya chez la dame orange ; il lui
demandait un rendez-vous, qui lui fut accordé. A quatre
heures, il monta à cheval ; le rendez-vous était pour
neuf heures. La dame orange parut au bois. Ses yeux étaient
à demi fermés pour indiquer la fatigue d'une nuit de
remords ; elle s'était penchée beaucoup plus que de
coutume dans le fond de sa voiture, et le peu de rouge qu'elle avait
marquait la crainte et l'espérance.
Il arriva qu'un groupe de jeunes gens qui, la veille au soir,
s'étaient jeté la dame orange à la tête,
dans un cotillon de deux heures et demie, s'arrêta autour de sa
voiture. Elle avait dansé comme un ange ; sa parure
était la plus délicieuse du monde, et Garnier,
soufflant dans ses doigts, sentit qu'il fallait payer de sa
personne.
J'ai dit plus haut que deux événements, frivoles en
apparence et entièrement dus au hasard,
décidèrent du sort de Garnier. En ce moment, il
était parvenu au plus haut degré du bonheur, son
étoile était à son zénith ; celle de la
dame orange s'en approchait en scintillant comme une tremblante
planète. Son idéal descendait sur la terre ; et comme
le Théodore de Lope de Véga, il était prêt
à tendre les bras au ciel en s'écriant : " Fortune,
mets un clou d'or à l'essieu de ta roue ! car ici tu dois
t'arrêter ! "
Il s'élança vers la dame orange, voulant se mêler
au groupe qui la félicitait. Malheureusement, pour
s'élancer, il enfonça imprudemment ses deux
éperons dans le ventre du cheval de Trois-Étoiles, qui
pensait à ses affaires. Il y eut encore une petite
contestation ; mais cette fois les raisons du cheval furent si bonnes
et si frappantes, que Garnier, convaincu, tomba la tête la
première sans se faire le moindre mal.
J'ai annoncé que cette histoire est vraie ; j'ai dit la
demeure de Garnier ; la vérité m'oblige à
ajouter que la calèche continua sa marche, et que le soir,
lorsque Garnier, dans le dernier excès de la joie, se rendit
à l'hôtel de la dame orange, il trouva la porte
fermée.
La dame s'était-elle moquée du pauvre garçon, ou
sa chute malencontreuse l'avait-elle dégoûtée de
lui ? Rien, il est vrai, n'avait motivé cet accident ; mais si
elle eût connu Garnier, elle aurait su que bien rarement les
innombrables accidents qui lui arrivaient étaient
motivés. Le hasard, ce dieu des audacieux, semblait faire
jouer sans cesse autour de lui, comme autant de farfadets remplis de
malice, les déboires les plus ironiques. Qu'on me permette
d'en citer un exemple. Un jour, Garnier, voulant écrire une
lettre, laissa tomber sa plume et marcha dessus. Il en prit une
neuve, et se coupa au doigt en la taillant. Il ouvrit un tiroir pour
prendre du taffetas d'Angleterre : le tiroir résista, puis,
cédant tout à coup avec violence, il renversa toute son
encre rouge sur sa provision de papier blanc. L'encre gagnait de plus
en plus, et, se divisant en mille canaux, dessinait des arabesques
qui menaçaient de s'étendre jusqu'à son pantalon
neuf. Cependant Garnier, sa plume entre les dents, n'osait porter sur
rien ses doigts ensanglantés ; il donna un grand coup de coude
dans le tiroir, et dans la douleur que lui causa la clef qu'il avait
heurtée, il fit aussitôt un soubresaut en
arrière. Sa chaise manqua des quatre pieds ; ce fut alors que
son paravent, placé derrière lui, perdit
l'équilibre, et, s'abattant avec une majestueuse lenteur,
couvrit de ses ailes déployées la table, la chandelle
et Garnier.
Ceci paraîtra peut-être puéril au lecteur ;
c'étaient là cependant les plus grands malheurs de
Garnier ; mais comme sa vie en était tissue, ses
désagréments les plus légers, se
succédant ainsi sans relâche, finissaient, comme autant
de gouttes d'eau, par composer un torrent implacable sous lequel
Garnier se débattait en vain dans le plus affreux
désespoir.
Dépérissant de honte et de rage, il ne pouvait
concevoir comment une chute de cheval dans une allée
sablée pouvait suffire pour lui faire perdre un coeur de
femme. Il jura de ne plus aller au bois, de ne plus revoir
Amélie, et sa bulle de savon, crevée par une
épingle, lui remplit la cervelle de gaz méphitique en
s'évaporant dans les airs. " Je ne m'étais pourtant pas
fait le moindre mal, " se disait-il un matin en regardant dans un
miroir sa face rubiconde couverte de larges estafilades de rasoir. Le
pauvre diable ne songeait pas que c'était là le mal
précisément. S'il s'était seulement
enfoncé une côte, tout était sauvé, et les
larmes les plus tendres, les baumes les plus fins auraient
coulé le soir sur sa blessure. Alors il aurait pu, comme Caton
l'Ancien, déchirer l'appareil sanglant et mourir pour celle
qu'il aimait. Mais il s'était relevé à l'instant
même, et il avait cru bien faire, en recevant avec un sourire
la cruelle insulte du destin.
La plus noire mélancolie s'empara de lui : jamais il n'avait
été plus complètement Byron. Pour la
première fois de sa vie, il était en droit de haïr
l'espèce humaine. Il renonça au monde, et
écrivit d'une main ferme sur la première feuille d'une
belle main de papier blanc le titre d'un roman par lettres avec cette
épigraphe :
Mais la dame orange avait pour
mari le plus singulier des hommes. C'était un gros baril de
bière mousseuse. Son nez ne saurait être comparé
qu'à la trompette du jugement dernier. Tout ce qu'il faisait,
tout ce qu'il disait, ressemblait au bruit d'une charrette. Si
l'idée lui était jamais venue de se cacher dans
l'appartement de sa femme pour surprendre quelque intrigue, il lui
aurait pris à coup sûr, comme dans la chanson italienne,
un effroyable éternuement. Mais jamais pareille idée ne
lui était venue. Entre deux profondes ornières, sa vie
s'écoulait doucement, soulevée ça et là
par des cahots de son gros rire. Depuis quinze ans de mariage, il
s'était pris régulièrement de passion pour tous
les adorateurs de sa femme. Il n'avait jamais vu Garnier qu'une fois
ou deux ; mais cette irrésistible sympathie n'avait pas
manqué son effet, et dès qu'il eut organisé pour
le printemps ses dîners périodiques à la
campagne, il fallut, bon gré, mal gré, que sa nouvelle
connaissance en fût.
Me promenant un jour à cette époque dans le jardin de
ce brave homme avec mon ami Garnier, je lui faisais remarquer comme
le bonheur dépend ici-bas de peu de chose : que se serait-il
passé le 27 juillet s'il avait fait une pluie battante ? Que
serait devenu l'univers, si Brutus, aux ides de mars, eût
avalé, comme Anacréon, un raisin de travers ? Que
feriez-vous vous-même si vous gagniez à la loterie ?
Garnier, ne mettant point à la loterie, niait positivement la
chose. Il détestait la littérature philosophique et
s'était opiniâtré toute sa vie à
s'abandonner avec confiance à ce même hasard qui le
mystifiait si assidûment. Il leva les yeux au ciel.
Hélas ! sa brillante étoile avait disparu. La
planète de la dame orange brillait solitaire et orgueilleuse
dans un éther sans nuages. Un léger coup de vent fit
frémir les feuilles, et une molle vapeur, glissant sur les
collines lointaines, s'éleva tout à coup de l'horizon.
Elle monta silencieusement vers la voie lactée ; puis,
s'épaississant de plus en plus, elle s'arrêta, comme
incertaine de sa marche. Les rossignols chantaient au bord de la
pièce d'eau ; les fleurs s'épanouissaient sous la
rosée. Un bruit sourd et éloigné annonça
que l'air se chargeait d'électricité ; alors la nue
s'abaissa sur la terre et, comme par un ressort magique,
étendit deux sombres ailes de l'orient à l'occident.
Une faible fissure, semblable à une meurtrière
profonde, laissait seule encore apercevoir l'immensité. La
planète de la dame orange scintillait pleine d'audace. Comme
une flèche lancée par un arc mongol, ses rayons
acérés traçaient du ciel à la terre une
hyperbole de feu. Mais c'est en vain qu'elle luttait contre l'orage,
et la nuée, crevant tout à coup avec un fracas
terrible, la dévora et l'anéantit.
La pluie nous avait forcé à rentrer dans le salon, et
nous prîmes bientôt place à table. Garnier, ne
pouvant guérir son fatal amour, ne manquait pas de faire la
plus sotte figure partout où il se montrait. La dame orange,
il faut en convenir, le dédaignait complètement. Jamais
elle n'avait été plus à la mode.
Ce jour-là surtout, il n'avait jamais été en
butte à des railleries plus mordantes, à de plus
cruelles agaceries. L'ironie est une figure de rhétorique qui,
lorsqu'elle n'est pas trop prodiguée, est du plus grand effet.
Ce qui portait la belle Amélie à rire outre mesure,
c'est qu'elle avait les dents forts belles. A chaque trait piquant
qui sortait de ses lèvres au-dessus du bruit de la vaisselle
et du trépignement des laquais, croassait la gaieté
bruyante de l'amphitryon. Garnier se montra d'abord très peu
sensible à tout ce qui se passait autour de lui ; tout en se
dandinant à trois pieds de la table et en marchant sur sa
serviette, il se conformait scrupuleusement à ses habitudes
dévorantes : la tête penché sur son assiette, il
ne laissait jamais le maître d'hôtel effleurer en vain,
dans sa tournée, sa crinière hérissée ;
et si, par hasard, il entendait un mot de la conversation, il se
contentait de se balancer à droite et à gauche en
regardant ses voisins d'un air inquiet.
Au dessert, deux auteurs romantiques et un lieutenant de hussards
s'étant pris à déraisonner, le curé de
village baissa la tête ; il aperçut devant lui un bowl
d'eau tiède dont il ignorait complètement l'usage.
C'était la première fois qu'il sortait de son
presbytère pour dîner au château. Après
avoir hésité quelques moments, il prit le pari
courageux d'avaler, par politesse, la fade potion. La dame orange
s'en aperçut, et, charmée de cette aventure, fixa ses
grands yeux sur Garnier, espérant qu'il en ferait autant.
Garnier était, de son naturel, la plus distraite
créature du monde. On le rencontrait quelquefois sans chapeau,
et toutes les fois qu'il se trouvait chargé, dans la rue, d'un
paquet assez fort pour l'obliger à prendre un fiacre, il
oubliait infailliblement dans la voiture ce qui l'avait forcé
d'y monter.
Il n'avala point le bowl, mais il fut sur le point de le faire et
s'arrêta au parti de le laisser tomber doucement sur les genoux
de sa voisine.
La dame orange n'y put tenir, et pour étouffer un grand
éclat de rire, elle mordit précipitamment dans une
amande qu'elle prit pour une praline. Je ne sais trop comment la
chose arriva, et si l'amande était une noisette ; mais le fait
est qu'elle cassa net une dent du milieu. La dent tomba dans son
assiette, et le domestique qui se trouvait derrière l'enleva
aussitôt. Amélie n'avait pas poussé un cri ; elle
posa le coude sur la table et regarda autour d'elle si on s'en
était aperçu. Tout le monde l'avait vu distinctement,
tous les regards étaient sur elle, et les plus charitables des
convives ne manquèrent pas de crier à
tue-tête.
Impossible de faire remettre la dent funeste. Déjà elle
entendait chuchoter : " Madame une telle a une dent postiche. " Sa
beauté était perdue, son règne était
passé.
Garnier la dévorait des yeux. Comme il la plaignait
sincèrement, lui, que cette fatale beauté avait
réduit au désespoir ! Comme il serait tombé de
cheval huit jours de suite, tous les matins et tous les soirs, devant
la ville et la campagne, pour rattacher à cette bouche
adorée la perle qui en était tombée ! comme il
souffrait pour elle ! comme de grosses larmes roulaient dans ses yeux
! comme il la suivit tristement lorsque, prenant son châle et
son chapeau, elle se fut enfuie dans le jardin pour y pleurer
à chaudes larmes !
Amélie était au désespoir ; son étoile
était tombée dans l'immensité. De tant de
plaisirs et d'orgueil, il ne lui restait que la pitié du
monde, et quarante ans à vivre avec une dent de moins.
La belle Amélie prit Garnier pour amant ; elle est partie avec
lui pour l'Italie. Les dernières lettres de Milan annoncent
que sa dent est parfaitement remplacée, et qu'elle a les
noisettes en horreur.