Mon cher
lecteur (c'est la vieille formule et c'est la seule bonne),
je viens t'apporter un nouvel essai (...) qui te plaira
peut-être médiocrement. Le temps n'est plus
où
... A genoux dans une humble
préface,
Un auteur au public semblait demander
grâce.
On s'est
beaucoup corrigé de cette fausse modestie depuis que
Boileau l'a signalée au mépris des grands
hommes. Aujourd'hui, on procède tout à fait
cavalièrement, et si l'on fait une préface, on
y prouve au lecteur consterné qu'il doit lire chapeau
bas, admirer et se taire.
On fait fort bien d'agir ainsi avec toi, lecteur
bénévole, puisque cela réussit. Tu n'en
es pas moins satisfait, parce que tu sais fort bien que
l'auteur n'est pas si mauvaise tête qu'il veut bien le
paraître, que c'est un genre, une mode, une
manière de porter le costume de son rôle, et
qu'au fond, il va te donner ce qu'il a de plus fort et te
servir selon ton goût.
Or, tu as souvent fort mauvais goût, mon bon lecteur.
(...)
Il est résulté de tes appétits
désordonnés, que l'école du roman s'est
précipitée dans un tissu d'horreurs, de
meurtres, de trahisons, de surprises, de terreurs, de
passions bizarres, d'événements
stupéfiants ; enfin, dans un mouvement à
donner le vertige aux bonnes gens qui n'ont pas le pied
assez sûr ni le coup d'oeil assez prompt pour marcher
de ce train-là.
Voilà donc ce que l'on fait pour te plaire, et si tu
as reçu quelques soufflets pour la forme,
c'était manière de fixer ton attention, afin
de te combler ensuite des satisfactions auxquelles tu
aspires. Ainsi, je dis que jamais public ne fut plus
caressé, plus adulé, plus gâté
que tu ne l'es, par le temps qui court et les oeuvres qui
pleuvent.
Tu as pardonné tant d'impertinences que tu m'en
passeras bien une petite ; c'est de te dire que tu
détériores ton estomac à manger tant
d'épices, que tu uses tes émotions et que tu
épuises tes romanciers. Tu les forces à un
abus de moyens et à des fatigues d'imagination
après lesquelles rien ne sera plus possible, à
moins qu'on n'invente une nouvelle langue et qu'on ne
découvre une nouvelle race d'hommes. Tu ne permets
plus au talent de se ménager, et il se prodigue. Un
de ces matins, il aura tout dit et sera forcé de se
répéter. Cela t'ennuiera, et, ingrat envers
tes amis comme tu l'as toujours été, et comme
tu le seras toujours, tu oublieras les prodiges
d'imagination et de fécondité qu'ils ont faits
pour toi et les plaisirs qu'ils t'ont donnés.
(...) je commence prudemment par tourner le dos au mouvement
de rotation délirante qu'il t'a plu d'imprimer
à la littérature. Je m'assieds au bord du
chemin et je regarde passer les brigands, les
traîtres, les fossoyeurs, les étrangleurs, les
écorcheurs, les empoisonneurs, les cavaliers
armés jusqu'aux dents, les femmes
échevelées, toute la troupe sanglante et
furibonde du drame moderne. Je les vois, emportant leurs
poignards, leurs couronnes, leurs guenilles de mendiants,
leurs manteaux de pourpre, t'envoyant des
malédictions et cherchant d'autres emplois dans le
monde que ceux de chevaux de course.
(...)
Ainsi, lecteur, (...) je te préviens que je
retrancherai du récit que je vais avoir l'honneur de
te présenter, l'élément principal,
l'épice la plus forte qui ait cours sur la place :
c'est-à-dire l'imprévu, la surprise. Au lieu
de te conduire d'étonnements en étonnements,
de te faire tomber à chaque chapitre de fièvre
en chaud mal, je te mènerai pas à pas par un
petit chemin tout droit, en te faisant regarder devant toi,
derrière toi à droite, à gauche, les
buissons du fossé, les nuages de l'horizon, tout ce
qui s'offrira à ta vue, dans les plaines tranquilles
que nous aurons à parcourir. Si, par hasard, il se
présente un ravin, je te dirai : "Prends garde, il y
a ici un ravin" ; si c'est un torrent, je t'aiderai à
passer ce torrent, je ne t'y pousserai pas la tête la
première, pour me donner le plaisir de dire aux
autres : "Voilà un lecteur bien attrapé", et
pour celui de t'entendre crier : "Ouf ! je me suis
cassé le cou, je ne m'y attendais guère ; cet
auteur-là m'a joué un bon tour."
Enfin, je ne me moquerai pas de toi ; je crois qu'il est
impossible d'avoir de meilleurs procédés... Et
pourtant, il est fort probable que tu m'accuseras
d'être le plus insolent et le plus présomptueux
de tous les romanciers, que tu te fâcheras à
moitié chemin et tu refuseras de me suivre.
A ton aise ! Va où ton penchant te pousse. Je ne suis
pas irrité contre ceux qui te captivent, en faisant
le contraire de ce que je veux faire. Je n'ai pas de haine
contre la mode. Toute mode est bonne tant qu'elle dure et
qu'elle est bien portée ; il n'est possible de la
juger que quand son règne est fini. Elle a le droit
divin pour elle ; elle est fille du génie des temps :
mais le monde est si grand qu'il y a place pour tous, et les
libertés dont nous jouissons s'étendent bien
jusqu'à nous permettre de faire un mauvais
roman.
George SAND
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