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Avant-propos à "Lucrezia Floriani"

voir l'édition OMNIBUS, 1992

(saluons au passage la performance de cet éditeur qui est le seul à proposer
17 oeuvres de George Sand en 2 volumes très accessibles, style "Bouquins",
"Vies d'artistes" et "Romans de 1830", qui en est déjà à sa deuxième édition)

Mon cher lecteur (c'est la vieille formule et c'est la seule bonne), je viens t'apporter un nouvel essai (...) qui te plaira peut-être médiocrement. Le temps n'est plus où

... A genoux dans une humble préface,
Un auteur au public semblait demander grâce.

On s'est beaucoup corrigé de cette fausse modestie depuis que Boileau l'a signalée au mépris des grands hommes. Aujourd'hui, on procède tout à fait cavalièrement, et si l'on fait une préface, on y prouve au lecteur consterné qu'il doit lire chapeau bas, admirer et se taire.
On fait fort bien d'agir ainsi avec toi, lecteur bénévole, puisque cela réussit. Tu n'en es pas moins satisfait, parce que tu sais fort bien que l'auteur n'est pas si mauvaise tête qu'il veut bien le paraître, que c'est un genre, une mode, une manière de porter le costume de son rôle, et qu'au fond, il va te donner ce qu'il a de plus fort et te servir selon ton goût.
Or, tu as souvent fort mauvais goût, mon bon lecteur. (...)
Il est résulté de tes appétits désordonnés, que l'école du roman s'est précipitée dans un tissu d'horreurs, de meurtres, de trahisons, de surprises, de terreurs, de passions bizarres, d'événements stupéfiants ; enfin, dans un mouvement à donner le vertige aux bonnes gens qui n'ont pas le pied assez sûr ni le coup d'oeil assez prompt pour marcher de ce train-là.
Voilà donc ce que l'on fait pour te plaire, et si tu as reçu quelques soufflets pour la forme, c'était manière de fixer ton attention, afin de te combler ensuite des satisfactions auxquelles tu aspires. Ainsi, je dis que jamais public ne fut plus caressé, plus adulé, plus gâté que tu ne l'es, par le temps qui court et les oeuvres qui pleuvent.
Tu as pardonné tant d'impertinences que tu m'en passeras bien une petite ; c'est de te dire que tu détériores ton estomac à manger tant d'épices, que tu uses tes émotions et que tu épuises tes romanciers. Tu les forces à un abus de moyens et à des fatigues d'imagination après lesquelles rien ne sera plus possible, à moins qu'on n'invente une nouvelle langue et qu'on ne découvre une nouvelle race d'hommes. Tu ne permets plus au talent de se ménager, et il se prodigue. Un de ces matins, il aura tout dit et sera forcé de se répéter. Cela t'ennuiera, et, ingrat envers tes amis comme tu l'as toujours été, et comme tu le seras toujours, tu oublieras les prodiges d'imagination et de fécondité qu'ils ont faits pour toi et les plaisirs qu'ils t'ont donnés.
(...) je commence prudemment par tourner le dos au mouvement de rotation délirante qu'il t'a plu d'imprimer à la littérature. Je m'assieds au bord du chemin et je regarde passer les brigands, les traîtres, les fossoyeurs, les étrangleurs, les écorcheurs, les empoisonneurs, les cavaliers armés jusqu'aux dents, les femmes échevelées, toute la troupe sanglante et furibonde du drame moderne. Je les vois, emportant leurs poignards, leurs couronnes, leurs guenilles de mendiants, leurs manteaux de pourpre, t'envoyant des malédictions et cherchant d'autres emplois dans le monde que ceux de chevaux de course.
(...)
Ainsi, lecteur, (...) je te préviens que je retrancherai du récit que je vais avoir l'honneur de te présenter, l'élément principal, l'épice la plus forte qui ait cours sur la place : c'est-à-dire l'imprévu, la surprise. Au lieu de te conduire d'étonnements en étonnements, de te faire tomber à chaque chapitre de fièvre en chaud mal, je te mènerai pas à pas par un petit chemin tout droit, en te faisant regarder devant toi, derrière toi à droite, à gauche, les buissons du fossé, les nuages de l'horizon, tout ce qui s'offrira à ta vue, dans les plaines tranquilles que nous aurons à parcourir. Si, par hasard, il se présente un ravin, je te dirai : "Prends garde, il y a ici un ravin" ; si c'est un torrent, je t'aiderai à passer ce torrent, je ne t'y pousserai pas la tête la première, pour me donner le plaisir de dire aux autres : "Voilà un lecteur bien attrapé", et pour celui de t'entendre crier : "Ouf ! je me suis cassé le cou, je ne m'y attendais guère ; cet auteur-là m'a joué un bon tour."
Enfin, je ne me moquerai pas de toi ; je crois qu'il est impossible d'avoir de meilleurs procédés... Et pourtant, il est fort probable que tu m'accuseras d'être le plus insolent et le plus présomptueux de tous les romanciers, que tu te fâcheras à moitié chemin et tu refuseras de me suivre.
A ton aise ! Va où ton penchant te pousse. Je ne suis pas irrité contre ceux qui te captivent, en faisant le contraire de ce que je veux faire. Je n'ai pas de haine contre la mode. Toute mode est bonne tant qu'elle dure et qu'elle est bien portée ; il n'est possible de la juger que quand son règne est fini. Elle a le droit divin pour elle ; elle est fille du génie des temps : mais le monde est si grand qu'il y a place pour tous, et les libertés dont nous jouissons s'étendent bien jusqu'à nous permettre de faire un mauvais roman.

George SAND