Minuit sonna jusqu'au
douzième coup, sans qu'aucune apparition se produisit. Je me
levai, pensant que j'en étais quitte : j'avais fini de manger,
et, après une douzaine de lieues à cheval, je
commençais à sentir le besoin du sommeil, lorsque
l'horloge du château, qui avait un très beau timbre
grave et retentissant, se mit à recommencer les quatre quarts
et les douze heures avec une lenteur imposante.
Avouerai-je que je me sentis un peu ému de cette sorte de
retour de l'heure fantastique que je croyais révolue ?
Pourquoi pas ? J'avais fait jusque-là si bonne contenance de
philosophe ! Pour être un fervent disciple de la raison, je
n'en étais pas moins un très jeune homme, et un homme
d'imagination, élevé sur les genoux d'une mère
qui croyait encore fermement à toutes les légendes dont
elle m'avait bercé, lesquelles ne m'avaient pas toujours fait
rire.
Je m'aperçus de l'imperceptible malaise que
j'éprouvais, et, pour le combattre, car j'en fus très
honteux, je me hâtai de me déshabiller. L'horloge avait
fini, j'étais dans mon lit, et j'allais souffler ma bougie,
lorsqu'une horloge plus éloignée du village se mit
à sonner à son tour les quatre quarts et les douze
heures, mais d'une voix si lugubre et avec une si mortelle
nonchalance, que j'en fus sérieusement impatienté. Pour
peu qu'elle eût, comme celle du château, double sonnerie,
il n'y avait pas de raison pour en finir.
Il me sembla, en effet, pendant quelques minutes, que je l'entendais
recommencer, et qu'elle sonnait trente-sept heures ; mais
c'était une pure illusion, comme je m'en assurai en ouvrant ma
fenêtre. Le plus profond silence régnait dans le
château et dans la campagne. Le ciel était voilé
tout à fait ; on n'apercevait plus aucune étoile
; l'air était
lourd ; et je voyais des volées de phalènes et de
noctuelles s'agiter dans le rayon de lumière que ma bougie
projetait au dehors. Leur inquiétude était un signe
d'orage. Comme j'ai toujours beaucoup aimé l'orage, je me plus
à en respirer les approches. De courtes rafales m'apportaient
le parfum des fleurs du jardin. Le rossignol chanta encore une fois
et se tut pour chercher un abri. J'oubliai ma sotte émotion en
jouissant du spectacle de la réalité.
Ma chambre donnait sur la cour d'honneur, qui était vaste et
entourée de constructions magnifiques, dont les masses
légères se découpaient en bleu pâle sur le
ciel noir, à la lueur des premiers éclairs.
Mais le vent se leva et me chassa de la fenêtre, dont il
semblait vouloir emporter les rideaux. Je fermai tout, et, avant de
me recoucher, je voulus braver les spectres et satisfaire
Zéphyrine en accomplissant avec conscience ce que je
présumai être les rites de l'évocation. Je
nettoyai la table et en ôtai les restes de mon repas. Je
plaçai les trois carafes, autour de la corbeille. Je n'avais
pas dérangé le sel ; et, voulant me venger de
moi-même en provoquant jusqu'au bout ma propre imagination, je
mis trois chaises autour de la table et trois flambeaux sur la table,
un devant chaque fauteuil.
Après quoi, j'éteignis tout et m'endormis
tranquillement, sans manquer de me comparer à Sir Enguerrand,
dont ma mère m'avait souvent chanté, sous forme de
complainte, les aventures dans le terrible château des
Ardennes.
Il faut croire que mon premier sommeil fut très profond, car
je ne sais ce que devint l'orage, et ce ne fut pas lui qui me
réveilla ; ce fut un cliquetis de verres sur la table, que
j'entendis, d'abord à travers je ne sais quels rêves, et
que je finis par entendre en réalité. J'ouvris les
yeux, et... me croie qui voudra, mais je fus témoin de choses
si surprenantes, qu'après vingt ans, le moindre détail en est resté
dans ma mémoire aussi net que le premier jour.
Il y avait de la clarté dans ma chambre, bien que je ne visse
aucun flambeau allumé. C'était comme une lueur verte
très vague, qui semblait partir de la cheminée. Cette
faible clarté me permit de voir, non pas distinctement, mais
assurément, trois personnes ou plutôt trois formes
assises sur les fauteuils que j'avais disposés autour de la
table, l'une à droite, l'autre à gauche, la
troisième entre les deux premières, vis-à-vis de
la cheminée et le dos tourné à mon lit.
A mesure que ma vue s'habituait à cette lueur, je croyais
reconnaître, dans ces trois ombres, des femmes vêtues ou
plutôt enveloppées de voiles d'un blanc verdâtre,
très amples, qui par moments me semblaient être des
nuages, et qui leur cachaient entièrement la figure, la taille
et les mains. Je ne sais si elles agissaient, mais je ne pouvais
saisir aucun de leurs mouvements, et cependant le cliquetis des
carafes continuait, comme si elles les eussent poussées et
heurtées, selon une sorte de rythme, contre la corbeille de
porcelaine.
Après quelques instants accordés, je le confesse,
à une terreur très vive, je pensai que j'étais
dupe d'une mystification, et j'allais sauter résolument au
milieu de la chambre pour faire peur à qui voulait m'effrayer,
lorsque, me souvenant que, dans cette maison, je ne pouvais avoir
affaire qu'à des femmes honnêtes, peut-être
à de grandes dames qui me faisaient l'honneur de se moquer de
moi, je tirai brusquement mon rideau et me rhabillai à la
hâte.
Quand ce fut fait, j'écartai le rideau afin de guetter le
moment de surprendre ces malignes personnes par un grand éclat
de ma plus grosse voix. Mais quoi ! plus rien ! tout avait disparu.
J'étais dans une obscurité profonde.
A cette époque, on n'avait pas trouvé le moyen de se
procurer instantanément de la lumière ; je n'avais pas
même celui de m'en procurer lentement à l'aide de la
pierre à fusil. Je fus réduit à m'approcher
à tâtons de la table, où je ne trouvai absolument
rien que les fauteuils, les carafes, les flambeaux et les pains, dans
l'ordre où je les avais placés. Aucun bruit
appréciable n'avait trahi le départ des étranges
visiteuses : il est vrai que le vent soufflait encore très
fort et s'engouffrait en plaintes lamentables dans la vaste
cheminée de ma chambre.
J'ouvris la fenêtre et ma jalousie, contre laquelle j'eus
à lutter pour l'assujettir. Il ne faisait pas encore jour, et
le peu de transparence de l'air extérieur ne me permit pas de
voir toutes les parties de ma chambre. Je fus réduit à
tâtonner partout, ne voulant pas appeler ni interroger, tant je
craignais de paraître effrayé. Je passai dans le salon
et dans l'autre pièce, me livrant sans plus de bruit aux
mêmes recherches, et je revins m'asseoir sur mon lit pour faire
sonner ma montre et songer à mon aventure.
Ma montre était déréglée et les horloges
du dehors sonnèrent une demie, comme pour me déclarer
qu'il n'y avait pas moyen de savoir l'heure.
J'écoutai le vent et tâchai de me rendre compte de ses
bruits et de ceux qui pourraient partir de quelque coin de mon
appartement. Je mis mes yeux et mes oreilles à la torture. J'y
mis aussi mon esprit pour lui demander si je n'avais pas
rêvé ce que j'avais cru voir. La chose était
possible, bien que je ne pusse me rendre compte du rêve qui
avait dû précéder et amener ce cauchemar.
Je résolus de ne pas m'en tourmenter davantage et d'attendre
sur mon lit le retour du sommeil sans me déshabiller, en cas
de mystification nouvelle.
Je ne pus me rendormir. Je me sentais cependant fatigué, et le
vent me berçait irrésistiblement ; je m'assoupissais
à chaque instant ; mais, à chaque instant, je rouvrais les yeux et
regardais, malgré moi, dans le noir et dans le vide avec
méfiance.
Je commençais enfin à sommeiller, lorsque le cliquetis
recommença, et, cette fois, ouvrant les yeux bien grands ,
mais ne bougeant pas, je vis les trois spectres à leur place,
immobiles en apparence, avec leurs voiles verts flottant dans la
lueur verte qui partait de la cheminée.
Je feignis de dormir, car il est probable que l'on ne pouvait voir
mes yeux ouverts dans l'ombre de l'alcôve, et j'observai
attentivement. Je n'étais plus effrayé ; je
n'éprouvais plus que la curiosité de surprendre un
mystère plaisant ou désagréable, une
fantasmagorie très bien mise en scène par des
personnages réels, ou... J'avoue que je ne trouvais pas de
définition à la seconde hypothèse : elle ne
pouvait être que folle et ridicule, et cependant elle me
tourmentait comme admissible.
Je vis alors les trois ombres se lever, s'agiter et tourner
rapidement, et sans aucun bruit, autour de la table, avec des gestes
incompréhensibles. Elles m'avaient paru de médiocre
stature tant qu'elles avaient été assises : debout,
elles étaient aussi grandes que des hommes. Tout à
coup, une d'entre elles diminua, reprit la taille d'une femme, devint
toute petite, grandit démesurément et se dirigea vers
moi, pendant que les deux autres se tenaient debout sous le manteau
de la cheminée.
Ceci me fut très désagréable ; et, par un
mouvement d'enfant, je mis mon oreiller sur ma figure, comme pour
élever un obstacle entre moi et la vision.
Puis j'eus encore honte de ma sottise, et je regardai attentivement.
Le spectre était assis sur le fauteuil placé au pied de
mon lit. Je ne vis pas sa figure. La tête et le buste
étaient, non pas ombragés, mais comme brisés par
le rideau de l'alcôve. La lueur du foyer, devenue plus vive,
dessinait seulement la moitié inférieure d'un corps et
les plis d'un vêtement dont la forme et la couleur n'avaient
plus rien de déterminé, mais dont la
réalité ne pouvait plus être
révoquée en doute.
Cela était d'une immobilité effrayante, comme si rien
ne respirait sous cette sorte de linceul. J'attendis quelques
instants qui me parurent un siècle. Je sentis que je perdais
le sang-froid dont je m'étais armé. Je m'agitai sur mon
lit ; j'eus la pensée de fuir je ne sais où. J'y
résistai. Je passai la main sur mes yeux, puis je
l'avançai résolument pour saisir le spectre par les
plis de ce vêtement si visible et si bien éclairé
: je ne touchai que le vide. Je m'élançai sur le
fauteuil : c'était un fauteuil vide. Toute clarté et
toute vision avaient disparu. Je recommençai à
parcourir la chambre et les autres pièces. Comme la
première fois, je les trouvai désertes. Bien certain de
n'avoir, cette fois, ni rêvé ni dormi, je restai
levé jusqu'au jour, qui ne tarda pas à
paraître.
On a beaucoup étudié, depuis quelques années,
les phénomènes de l'hallucination ; on les a
observés et caractérisés. Des hommes de science
en ont fait l'analyse sur eux-mêmes. J'ai vu même des
femmes délicates et nerveuses en subir les accès
fréquents, non pas sans souffrance et sans tristesse, mais
sans terreur, et en se rendant très bien compte de
l'état d'illusion où elles se trouvaient.
Dans ma jeunesse, on n'était pas si avancé. Il n'y
avait guère de milieu entre la négation absolue de
toute vision et la croyance aveugle aux apparitions. On riait de ceux
qui étaient tourmentés de ces visions, que l'on
attribuait à la crédulité et à la peur,
et que l'on n'excusait que dans le cas de grave maladie.
Il m'arriva donc, pendant ma terrible insomnie, de m'interroger
sévèrement et de me faire une très dure et
très injuste réprimande sur la faiblesse de mon esprit,
sans songer à me dire que tout cela pouvait être l'effet
d'une mauvaise digestion ou d'une influence atmosphérique.
Cette idée me fût venue difficilement ; car, sauf un peu
de fatigue et de mauvaise humeur, je ne me sentais pas du tout
malade.
Bien résolu à ne me vanter à personne de
l'aventure, je me couchai et dormis très bien jusqu'à
l'heure où Baptiste frappa chez moi pour m'avertir de
l'approche du déjeuner. J'allai lui ouvrir après avoir
bien constaté que ma porte était restée
fermée au verrou, comme je m'en étais assuré
avant de m'endormir ; j'avais fait et je fis encore la même
observation sur l'autre porte de mon appartement. Je comptai les gros
pitons de fer qui assujettissent les plaques des cheminées ;
je cherchai en vain la possibilité et les indices d'une porte
secrète.
- A quoi bon, d'ailleurs ? me disais-je mélancoliquement,
pendant que Baptiste me poudrait les cheveux, n'ai-je pas vu un objet
qui n'avait pas de consistance, une robe ou un suaire qui s'est
évanoui sous ma main ?
Sans cette circonstance concluante, j'aurais pu attribuer tout
à une moquerie de Madame d'lonis ; car j'appris de Baptiste
qu'elle était rentrée la veille, vers minuit.
Cette nouvelle m'arracha à mes préoccupations. Je
donnai des soins à ma coiffure et à ma toilette.
J'étais un peu contrarié d'être voué au
noir par ma profession ; mais ma mère m'avait muni de si beau
linge et d'habits si bien coupés, que je me trouvai, en somme,
fort présentable : je n'étais ni laid ni mal fait. Je
ressemblais à ma mère, qui avait été fort
belle ; et, sans être fat, j'étais habitué
à voir dans tous les yeux l'impression favorable que produit
une physionomie heureuse.
Madame d'Ionis était au salon quand j'y entrai. Je vis une
femme ravissante, en effet, mais beaucoup trop petite pour avoir
figuré de sa personne dans mon trio de spectres. Elle n'avait,
d'ailleurs, rien de fantastique ni de diaphane. C'était une
beauté du genre réel, fraîche,
gaie, vivante, portant avec
grâce ce que l'on appelait, dans le style du temps, un aimable
embonpoint, parlant avec finesse et justesse sur toutes choses, et
laissant percer une grande énergie de caractère sous
une grande douceur de formes.
Je compris, au bout de quelques paroles échangées avec
elle, comment, grâce à tant d'esprit et de
résolution, de franchise et d'adresse, elle venait à
bout de vivre en bonne intelligence avec un assez mauvais mari et une
belle-mère très bornée.
A peine le déjeuner fut-il commencé, que la
douairière, m'examinant, me trouva souffrant et pâle,
quoique j'eusse assez oublié mon aventure pour manger de bon
appétit, et me sentir doucement ému des aimables soins
de ma belle hôtesse.
Me rappelant alors les recommandations de Zéphyrine, je
m'empressai de dire que j'avais bien dormi et fait des rêves
très agréables.
- Ah ! j'en étais sûre ! s'écria la vieille dame
naïvement enchantée. On rêve toujours bien dans
cette chambre-là ! Faites-nous part de vos rêves,
Monsieur Nivières?
- Ils ont été très confus ; je crois pourtant me
rappeler une dameÉ
- Une seule ?
- Peut-être deux !
- Peut-être trois aussi ? dit Madame d'Ionis en souriant.
- Précisément, Madame, vous me rappelez qu'elles
étaient trois !
- Jolies? dit la douairière triomphante.
- Assez jolies, bien qu'un peu fanées.
- Vraiment? reprit Madame d'Ionis, qui semblait s'entendre avec les
yeux de Zéphyrine, assise au petit bout de la table, pour me
donner la réplique. Et que vous ont-elles dit?
- Des choses incompréhensibles. Mais, si cela intéresse
Madame la Comtesse douairière, je ferai mon possible
pour m'en souvenir.
- Ah ! mon cher enfant, dit la douairière, cela
m'intéresse à un point que je ne puis vous dire. Je
vous expliquerai ça tout à l'heure. Commencez par nous
raconterÉ
- Raconter me sera bien difficile. Peut-on raconter un rêve
?
- Peut-être! si on vous aidait dans vos souvenirs, dit avec un
grand sang-froid Madame d'Ionis, résignée à
flatter la manie de sa belle-mère, ne vous ont-elles point
parlé de la prospérité future de cette
maison?
- Il me semble bien que oui, en effet.
- Ah ! vous voyez, Zéphyrine, s'écria la
douairière, vous qui ne croyez à rien ! et je parie
qu'elles ont parlé du procès ! Dites, Monsieur
Nivières, dites bien tout !
Un regard de Madame d'lonis m'avertit de ne pas répondre. Je
déclarai n'avoir pas entendu un mot du procès dans mes
songes. La douairière en parut très contrariée,
et se tranquillisa bientôt, en disant :
- Ça viendra ! ça viendra !
Ce "ça viendra" me sembla très désobligeant,
bien qu'il fût dit avec une bienveillance optimiste. Je ne me
souciais nullement de recommencer une aussi mauvaise nuit ; mais,
à mon tour, je me résignai vite lorsque Madame d'lonis
me dit à demi-voix, pendant que la douairière
querellait Zéphyrine sur son incrédulité :
- C'est bien aimable à vous de vous prêter à la
fantaisie du jour dans notre maison. J'espère que vous
n'aurez, en effet, chez nous, que de bons rêves ; mais vous
n'êtes pas absolument forcé de voir toutes les nuits ces
trois demoiselles. Il suffit que vous en parliez aujourd'hui sans
rire à mon excellente belle-mère. Cela lui fait grand
plaisir et ne compromet pas votre courage. Tous nos amis sont
décidés à les voir pour avoir la paix.
Je fus assez dédommagé et assez électrisé
par l'air d'intimité confiante que prenait avec moi cette
charmante femme, pour recouvrer ma gaieté ordinaire, et je me
prêtai, durant tout le repas, à retrouver peu à
peu le souvenir des choses merveilleuses qui m'avaient
été révélées. Je promis surtout de
longs jours à la douairière, de la part des trois dames
vertes.
- Et mon asthme, Monsieur ? dit-elle, vous ont-elles dit que je
guérirais de mon asthme ?
- Pas précisément ; mais elles ont parlé de
longue vie, fortune et santé.
- Tout de bon ? Eh bien, vraiment, je n'en demande pas davantage au
bon Dieu. A présent, ma fille, dit-elle à sa bru, vous
qui racontez si bien, faites donc part à ce bon jeune homme de
la cause de ses rêves et dites-lui l'histoire des trois
demoiselles d'Ionis.
Je fis l'étonné. Madame d'Ionis demanda la permission
de me confier le manuscrit qu'elle n'avait rédigé,
disait-elle, que pour se dispenser de faire trop souvent le
même récit.
Le déjeuner était fini. La douairière alla faire
sa sieste.
- Il fait trop chaud pour aller au jardin en plein midi, me dit
Madame d'Ionis, et, pourtant, je ne veux pas vous faire travailler
à ce maudit procès en sortant de table. Si vous voulez
visiter l'intérieur du château, qui est assez
intéressant, je vous servirai de guide.
- Accepter la proposition est d'un indiscret et d'un malappris,
répondis-je, et pourtant j'en meurs d'envie.
- Eh bien, ne mourez pas, et venez, dit-elle avec une gaieté
adorable.
Mais elle ajouta aussitôt, et fort naturellement :
- Viens avec nous, ma bonne Zéphyrine, tu nous ouvriras les
portes.
Une heure plus tôt, l'adjonction de Zéphyrine
m'eût été fort agréable ; mais je ne me
sentais plus si timide auprès de Madame d'lonis, et j'avoue
que ce tiers entre nous me contraria. Je n'avais certes aucune sotte
présomption, aucune idée impertinence ; mais il me
semblait que j'aurais causé avec plus de sens et
d'agrément dans le tête-à-tête. La
présence de cette pleine lune affadissait toutes mes
idées et gênait l'essor de mon imagination.
Et puis Zéphyrine ne songeait qu'à la chose que je me
serais justement plu à oublier.
- Vous voyez bien, Madame Caroline, dit-elle à Madame d'Ionis
en traversant la galerie du rez-de-chaussée, il n'y a rien du
tout dans la chambre aux dames vertes. M. Nivières y a
parfaitement dormi !
- Eh ! mon Dieu, ma bonne, je n'en doute pas, répondit la
jeune femme. M. Nivières ne me fait pas l'effet d'un fou !
Cela ne m'empêchera pas de croire que l'abbé de Lamyre y
a vu quelque chose.
- En vérité ? dis-je un peu ému. J'ai eu
l'honneur de voir quelquefois M. de Lamyre ; je le croyais aussi peu
fou que moi-même.
- Il n'est pas fou, Monsieur, reprit Zéphyrine, c'est un badin
qui raconte sérieusement des folies.
- Non ! dit Madame d'lonis avec décision, c'est un homme
d'esprit qui se monte la tête. Il a commencé par se
moquer de nous et nous faire des contes de revenants. Il était
facile alors, non pour notre bonne douairière, mais pour nous,
de voir qu'il plaisantait. Mais peut-être ne faut-il pas trop
plaisanter avec certaines idées folles. Il est très
certain pour moi qu'une nuit il a eu peur, puisque rien n'a pu le
décider depuis à rentrer dans cette chambre. Mais
parlons d'autre chose ; car je suis sûre que M. Nivières
est déjà rassasié de cette histoire ; moi, j'en
ai par-dessus la tête, et, puisque tu lui as montré
d'avance le manuscrit, me voilà dispensée de m'en
occuper davantage.
- C'est singulier, Madame, reprit Zéphyrine en riant, on
dirait que vous-même, à votre tour, vous commencez
à croire à quelque chose ! Il n'y a donc que moi dans
la maison qui resterai incrédule !
Nous entrions dans la chapelle, et Madame d'Ionis m'en fit rapidement
l'historique. Elle était fort instruite et nullement
pédante. Elle me montra, en me les expliquant, toutes les
salles importantes, les statues, les peintures, les meubles rares et
précieux que contenait le château. Elle mettait à
tout une grâce incomparable et une complaisance inouïe. Je
devenais amoureux, comme qui dirait à vue d'oeil, amoureux au
point d'être jaloux à l'idée qu'elle était
peut-être aussi aimable avec tout le monde qu'elle
l'était avec moi. Nous arrivâmes ainsi dans une immense
et magnifique salle, divisée en deux galeries par une
élégante rotonde. On appelait cette salle la
bibliothèque, bien qu'une partie seulement fût
consacrée aux livres. L'autre moitié était une
sorte de musée de tableaux et d'objets d'art. La rotonde
contenait une fontaine entourée de fleurs. Madame d'Ionis me
fit remarquer ce monument précieux, que l'on avait
récemment retiré des jardins pour le mettre à
l'abri et le préserver d'accident, la chute d'une grosse
branche l'ayant un peu endommagé dans une nuit d'orage.
C'était un rocher de marbre blanc sur lequel
s'enlaçaient des monstres marins, et, au-dessus d'eux , sur la
partie la plus élevée, était assise avec
grâce une néréide, que l'on regardait comme un
chef-d'oeuvre. On attribuait ce groupe à Jean Goujon, ou tout
au moins à l'un de ses meilleurs élèves.
La nymphe, au lieu d'être nue, était chastement
drapée ; circonstance qui faisait croire que c'était le
portrait d'une dame pudique qui n'avait ni voulu poser dans le simple
appareil d'une déesse, ni permettre que l'artiste
interpréta ses formes élégantes pour les placer
sous les yeux d'un public profane. Mais ces draperies, dont la partie
supérieure de la poitrine et les bras jusqu'à
l'épaule étaient seuls dégagés,
n'empêchaient pas d'apprécier l'ensemble de ce type
étrange qui caractérise la statuaire de la renaissance
, ces proportions élancées, cette rondeur dans la
ténuité, cette finesse dans la force, enfin ce quelque
chose de plus beau que nature qui étonne d'abord comme un
rêve, et qui, peu à peu, s'empare de la plus
enthousiaste région de l'esprit. On ne sait si ces
beautés ont été conçues pour les sens,
mais elles ne les troublent pas. Elles semblent nées
directement de la Divinité dans quelque Éden, ou sur
quelque mont Ida, dont elles n'ont pas voulu descendre pour se
mêler à nos réalités. Telle est la fameuse
Diane de Jean Goujon, grandiose, presque effrayante d'aspect,
malgré l'extrême douceur de ses linéaments,
exquise et monumentale, mouvementée comme la vigueur physique,
et cependant calme comme la puissance intellectuelle.
Je n'avais encore rien vu ou rien remarqué de cette statuaire
nationale que nous n'avons peut-être jamais assez
appréciée, et qui met la France de cette époque
à côté de l'Italie de Michel-Ange. Je ne compris
pas d'emblée ce que je voyais ; j'y étais mal
disposé, d'ailleurs, par la comparaison de ce type surprenant
avec la beauté rondelette et mignonne de Madame d'lonis, un
vrai type Louis XV, toujours souriant, et plus saisissant par le
sentiment de la vie que par la grandeur de la pensée.
- Ceci est plus beau que le vrai , n'est-ce pas ? me dit-elle en me
faisant remarquer les longs bras et le corps de serpent de la
néréide.
- Je ne trouve pas, répondis-je en regardant avec une ardeur
involontaire Madame d'Ionis.
Elle ne parut pas y faire attention.
- Arrêtons-nous ici, me dit-elle. Il y fait très bon et
très frais. Si vous voulez, nous allons parler d'affaires.
Zéphyrine, ma chère bonne, tu peux nous laisser.
J'étais enfin seul avec elle ! Deux ou trois fois, depuis une
heure, son beau regard, naturellement vif et aimant, m'avait
donné le vertige, et je m'étais imaginé que je
me jetterais à ses pieds si Zéphyrine n'eût
été là. Mais à peine fut-elle partie, que
je me sentis enchaîné par le respect et la crainte, et
que je me mis à parler du procès avec une
lucidité désespérée.