- Ainsi, me dit-elle après
m'avoir écouté avec attention, il n'y a pas moyen de le
perdre ?
- L'avis de mon père et le mien est que, pour le perdre, il
faudrait le vouloir.
- Mais votre excellent père a bien compris que je le voulais
absolument ?
- Non, Madame, répondis-je avec fermeté, car il
s'agissait de faire mon devoir, et je rentrais dans le seul
rôle convenable que j'eusse à jouer auprès de
cette noble femme ; non ! mon père ne l'entend pas ainsi. Sa
conscience lui défend de trahir les intérêts qui
lui ont été confiés par M. le Comte d'Ionis. Il
croit que vous amènerez votre époux à une
transaction, et il la rendra aussi acceptable que possible aux
adversaires que vous protégez ; mais il ne se résoudra
jamais à vouloir persuader à M. d'Ionis que sa cause
est mauvaise en justice.
- En justice légale ! répliqua-t-elle avec un triste et
doux sourire, mais, en justice vraie, en justice morale et naturelle,
votre digne père sait bien que notre droit nous conduit
à exercer une cruelle spoliation.
- Ce que mon père pense à cet égard,
répondis-je un peu ébranlé, il n'en doit compte
qu'à sa propre conscience. Quand l'avocat peut défendre
une cause où les deux justices dont vous parlez sont en sa
faveur, il est bien bien heureux, bien dédommagé de
celles où il les trouve en opposition ; mais il ne doit jamais
approfondir cette distinction quand il a accepté bien
volontairement son mandat, et vous savez, Madame, que mon père
n'a consenti à poursuivre M. d'Aillane que parce que vous
l'avez voulu.
- Je l'ai voulu, oui ! J'ai obtenu de mon mari que ce soin ne
fût pas confié à un autre ; j'ai
espéré que votre père, le meilleur et le plus honnête homme que
je connaisse, réussirait à sauver cette malheureuse
famille de la rigoureuse poursuite de la mienne. Un avocat peut
toujours se montrer retenu et généreux, surtout quand
il sait qu'il ne sera pas désavoué par son principal
client. Et c'est moi qui suis ce client, Monsieur! Il s'agit de ma
fortune et non de celle de M. d'Ionis, que rien ne menace.
- Il est vrai, Madame ; mais vous êtes en puissance de mari, et
le mari, comme chef de la communautéÉ
- Ah ! Je le sais de reste ! Il a sur ma fortune plus de droits que
moi-même et il en use dans mon intérêt, je veux le
croire ; mais il oublie, en ceci, celui de ma conscience : et pour
qui ? Il a une immense fortune personnelle, et pas d'enfants ; j'ai
donc devant Dieu le droit de me dépouiller d'une partie de mon
opulence pour ne pas ruiner d'honnêtes gens, victimes d'une
question de procédure.
- Ce sentiment est digne de vous, Madame, et je ne suis pas ici pour
contester un si beau droit, mais pour vous rappeler notre devoir,
à nous autres, et vous prier de ne pas exiger que nous y
manquions. Tous les ménagements conciliables avec le gain de
votre procès, nous les aurons, dussions-nous encourir les
reproches de M. d'Ionis et de sa mère. Mais reculer devant la
tâche acceptée, en déclarant que le succès
est douteux et qu'il y aurait profit à transiger, c'est ce que
l'étude approfondie de l'affaire nous interdit, sous peine de
mensonge et de trahison.
- Eh bien, non ! vous vous trompez! s'écria Madame d'Ionis
avec feu : je vous assure que vous vous trompez ! Ce sont là
des subtilités d'avocat qui font illusion à un homme
vieilli dans la pratique, mais qu'un jeune homme sensible ne doit pas
accepter comme une règle absolue de sa conduite... Si votre
père s'est chargé du procès, et vous convenez
qu'il l'a fait à ma requête, c'est parce qu'il
pressentait mes
intentions. S'il les avait méconnues, je m'en affligerais et
je croirais que l'on n'a pas pour moi dans votre maison l'estime que
j'aimerais à vous inspirer. Là où l'on sent que
la victoire serait horrible, on ne doit pas craindre de proposer la
paix avant la bataille. Agir autrement, c'est se faire une fausse
idée du devoir. Le devoir n'est pas une consigne militaire ;
c'est une religion, et la religion qui prescrirait le mal n'en serait
pas une. Taisez-vous ! ne me parlez plus de votre mandat ! Ne mettez
pas l'ambition de M. d'Ionis au-dessus de mon honneur ; ne faites pas
de cette ambition une chose sacrée ; c'est une chose
fâcheuse, et rien de plus. Unissez-vous à moi pour
sauver des malheureux. Faites que je puisse voir en vous un ami selon
mon coeur, bien plutôt qu'un légiste infaillible et un
avocat implacable !
En me parlant ainsi, elle me tendait la main et m'inondait du feu
enthousiaste de ses beaux yeux bleus. Je perdis la tête, et,
couvrant cette main de baisers, je me sentis vaincu. Je
l'étais d'avance, j'étais de son avis avant de l'avoir
vue.
Je me défendis cependant encore. J'avais juré à
mon père de ne pas le faire céder aux
considérations de sentiment que sa cliente lui avait fait
pressentir par ses lettres. Madame d'Ionis ne voulut rien
entendre.
- Vous parlez, me dit-elle, en bon fils qui plaide la cause de son
père ; mais j'aimerais mieux que vous fussiez moins bon
avocat.
- Ah ! Madame, m'écriai-je étourdiment, ne me dites pas
que je plaide ici contre vous, car vous me feriez trop haïr un
état pour lequel je sens bien que je n'ai pas
l'insensibilité qu'il faudrait.
Je ne vous fatiguerai pas du fond du procès intenté par
la famille d'Ionis à la famille d'Aillane. L'entretien que je
viens de rapporter suffit à l'intelligence de mon
récit. Il s'agissait d'un immeuble de cinq cent mille
francs, c'est-à-dire de presque toute la fortune
foncière de notre belle cliente. M. d'Ionis employait fort mal
l'immense richesse qu'il possédait de son côté.
Il était perdu de débauche, et les médecins ne
lui donnaient pas deux ans à vivre. Il était
très possible qu'il laissât à sa veuve plus de
dettes que de bien. Madame d'Ionis, renonçant au
bénéfice de son procès, était donc
menacée de retomber, du faîte de l'opulence, dans un
état de médiocrité pour lequel elle n'avait pas
été élevée. Mon père plaignait
beaucoup la famille d'Aillane, qui était infiniment estimable
et qui se composait d'un digne gentilhomme, de sa femme et de ses
deux enfants. La perte du procès les jetait dans la
misère ; mais mon père préférait
naturellement se dévouer à l'avenir de sa cliente et la
préserver d'un désastre. Là était pour
lui le véritable cas de conscience ; mais il m'avait
recommandé de ne pas faire valoir cette considération
auprès d'elle. "C'est une âme romanesque et sublime,
m'avait-il dit, et plus on lui alléguera son
intérêt personnel, plus elle s'exaltera dans la joie de
son sacrifice ; mais l'âge viendra, et l'enthousiasme passera.
Alors, gare aux regrets ! Et gare aussi aux reproches qu'elle serait
en droit de nous faire pour ne pas l'avoir sagement conseillée
!"
Mon père ne me savait pas aussi enthousiaste que je
l'étais moi-même. Retenu par des affaires nombreuses, il
m'avait confié le soin de calmer l'élan
généreux de cette adorable femme, en nous abritant
derrière de prétendus scrupules qui n'étaient
pour lui qu'accessoires. C'était une pensée très
sage ; mais il n'avait pas prévu et je n'avais pas
prévu moi-même que je partagerais si vivement les
idées de Madame d'Ionis. J'étais dans I'âge
où la richesse matérielle n'a aucun prix dans
l'imagination ; c'est I'âge de la richesse du coeur.
Et puis cette femme qui faisait sur moi l'effet de l'étincelle
sur la poudre ; ce mari haïssable, absent, condamné
par les médecins ;
la médiocrité dont on la menaçait et à
laquelle elle tendait les bras en riant... que sais-je !
J'étais fils unique, mon père avait quelque fortune, je
pouvais en acquérir aussi. Je n'étais qu'un bourgeois
anobli dans le passé par l'échevinage, et, dans le
présent, par la considération attachée au talent
et à la probité ; mais on était en pleine
philosophie, et, sans se croire à la veille d'une
révolution radicale, on pouvait déjà admettre
l'idée d'une femme de qualité ruinée,
épousant un homme du tiers dans l'aisance.
Enfin, mon jeune cerveau battait la campagne, et mon jeune coeur
désirait instinctivement la ruine de Madame d'Ionis. Pendant
qu'elle me parlait avec animation des ennuis de l'opulence et du
bonheur d'une douce médiocrité à la Jean-Jacques
Rousseau, j'allais si vite dans mon roman, qu'il me semblait qu'elle
daignait le deviner et y faire allusion dans chacune de ses paroles
enivrées et enivrantes.
Je ne me rendis cependant pas ouvertement. Ma parole était
engagée : je ne pouvais que promettre d'essayer de
fléchir mon père ; je ne pouvais faire espérer
d'y réussir, je ne l'espérais pas moi-même : je
connaissais la fermeté de ses décisions. La solution
approchait ; nous étions à bout de lenteurs et de
procédure évasive. Madame d'Ionis proposait un moyen,
dans le cas où elle m'amènerait à ses vues :
c'était que mon père se fit malade au moment de
plaider, et que la cause me fût confiée... pour la
perdre !
J'avoue que je fus effrayé de cette hypothèse et que je
compris alors les scrupules de mon père. Tenir dans ses mains
le sort d'un client et sacrifier son droit à une question de
sentiment, c'est un beau rôle quand on peut le remplir
ouvertement par son ordre : mais telle n'était pas la position
qui m'était faite. Il fallait, pour M. d'Ionis,
sauver les apparences, faire
adroitement des maladresses, employer la ruse pour le triomphe de la
vertu. J'eus peur, je pâlis, je pleurai presque, car
j'étais amoureux, et mon refus me brisait le coeur.
- N'en parlons plus, me dit avec bonté Madame d'Ionis, qui
parut deviner, si elle ne l'avait déjà fait, la passion
qu'elle allumait en moi. Pardonnez-moi d'avoir mis votre conscience
à cette épreuve. Non ! vous ne devez pas la sacrifier
à la mienne, et il faudra trouver un autre moyen de salut pour
ces pauvres adversaires. Nous le chercherons ensemble, car vous
êtes avec moi pour eux, je le vois et je le sens, malgré
vous ! Il faut que vous restiez près de moi quelques jours.
Écrivez à votre père que je résiste et
que vous combattez. Nous aurons l'air, pour ma belle-mère,
d'étudier ensemble les chances de gain. Elle est
persuadée que je suis née procureur, et le ciel m'est
témoin qu'avant cette déplorable affaire, je ne m'y
entendais pas plus qu'elle, ce qui n'est pas peu dire ! Voyons,
ajouta-t-elle en reprenant sa belle et sympathique gaieté, ne
nous tourmentons pas, et ne soyez pas triste ! Nous viendrons
à bout de trouver de nouvelles causes de retard. Tenez, il y
en a une bien singulière, bien absurde et qui serait cependant
toute puissante sur l'esprit de la bonne douairière, et
même sur celui de M. d'Ionis. Ne la devinez-vous pas ?
- Je cherche en vain.
- Eh bien, il s'agirait de faire parler les dames vertes.
- Quoi ! réellement, M. d'Ionis partagerait la
crédulité de sa mère ?
- M. d'Ionis est très brave, il a fait ses preuves, mais il
croit aux esprits et il en a une peur effroyable. Que les trois
demoiselles nous défendent de hâter le procès, et
le procès dormira encore.
- Ainsi, vous ne trouvez rien de mieux, pour satisfaire le besoin que
j'éprouve de vous seconder, que de me condamner
à d'abominables impostures ?
Ah ! Madame, que vous savez donc l'art de rendre les gens malheureux
!
- Comment ! Vous vous feriez scrupule aussi de cela ? Ne vous
êtes-vous pas déjà prêté de bonne
grâce...
- A une plaisanterie sans conséquence, fort bien ! Mais, si M.
d'Ionis s'en mêle, et qu'il me somme de déclarer sur
l'honneur...
- C'est vrai ! encore une idée qui ne vaut rien !
Reposons-nous de chercher pour aujourd'hui. La nuit porte conseil ;
demain, peut-être vous proposerai-je enfin quelque chose de
possible. La journée s'avance, et j'entends l'abbé de
Lamyre qui nous cherche.
L'abbé de Lamyre était un petit homme charmant. Bien
qu'il eût la cinquantaine, il était encore frais et
joli. Il était bon, frivole, bel esprit, beau diseur, facile,
enjoué, et, en fait d'opinions philosophiques, de l'avis de
tous ceux à qui il parlait, car la question pour lui
n'était pas de persuader, mais de plaire. Il me sauta au cou,
et me combla d'éloges dont je fis bon marché quant
à lui, sachant qu'il en était prodigue avec tout le
monde, mais dont je lui sus plus de gré qu'à
l'ordinaire, à cause du plaisir que Madame d'Ionis parut
prendre à les écouter. Il vanta mes grands talents
comme avocat et comme poète, et me força de
réciter quelques vers qui parurent goûtés plus
qu'ils ne valaient. Madame d'Ionis, après m'avoir
complimenté d'un air ému et sincère, nous laissa
ensemble pour vaquer aux soins de sa maison.
L'abbé me parla de mille choses qui ne m'intéressaient
pas. J'aurais voulu être seul pour rêver, pour me
retracer chaque mot, chaque geste de Madame d'lonis. L'abbé
s'attacha à moi, me suivit partout et me fit mille contes
ingénieux que je donnai au diable. Enfin la conversation prit
un vif intérêt pour moi, quand il voulut bien la replacer sur le terrain
brûlant de mes rapports avec Madame d'lonis.
- Je sais ce qui vous amène ici, me dit-il. Elle m'en avait
parlé d'avance. Sans savoir le jour de votre visite, elle vous
attendait. Votre père ne veut pas qu'elle se ruine, et il a
parbleu bien raison ! Mais il ne la convaincra pas, et il faudra vous
brouiller avec elle ou la laisser faire à sa tête.
Si elle croyait aux dames vertes, à la bonne heure ! Vous
pourriez les faire parler à son intention ; mais elle n'y
croit pas plus que vous et moi !
- Madame d'lonis prétend cependant que vous y croyez un peu,
Monsieur l'abbé !
- Moi ? Elle vous l'a dit ? Oui, oui, je sais qu'elle traite son
petit ami de grand poltron ! Eh bien, chantez le duo avec elle ; je
n'ai pas peur des dames vertes, je n'y crois pas ; mais je suis
sûr d'une chose qui me fait peur, c'est de les avoir vues.
- Comment donc arrangez-vous ces choses contradictoires.
- C'est bien simple. Il y a des revenants ou il n'y en a pas. Moi,
j'en ai vu, je suis payé pour savoir qu'il y en a. Seulement,
je ne les crois pas malfaisants, et je n'ai pas peur qu'ils me
battent.
Je ne suis pas né poltron ; mais je me méfie de ma
cervelle, qui est un salpêtre. Je sais que les ombres n'ont pas
de prise sur les corps, pas plus que les corps n'ont de prise sur les
ombres, puisque j'ai saisi la manche d'une de ces demoiselles sans
lui trouver aucune espèce de bras. Depuis ce moment, que je
n'oublierai jamais, et qui a changé toutes mes idées
sur les choses de ce monde et de l'autre, je me suis bien juré
de ne plus braver la faiblesse humaine. Je ne me soucie pas du tout
de devenir fou. Tant pis pour moi si je n'ai pas la force morale de
contempler froidement et philosophiquement ce qui dépasse mon
entendement ; mais pourquoi m'en ferais-je accroire ?
J'ai commencé par me moquer, j'ai appelé et
provoqué l'apparition en riant. L'apparition s'est produite.
Bonjour ! j'en ai assez d'une fois, on ne m'y reprendra plus.
On peut croire que j'étais vivement frappé de ce que
j'entendais. L'abbé y mettait une bonne foi
évidente.
Il ne se croyait pas poursuivi par une manie. Depuis l'émotion
qu'il avait éprouvée dans la chambre aux dames, il
n'avait jamais rêvé d'elles, il ne les avait jamais
revues. Il ajoutait qu'il était bien certain que les ombres ne
lui eussent été hostiles et nuisibles en aucune
façon, s'il avait eu le courage nécessaire pour les
examiner.
- Mais je ne l'ai pas eu, ajouta-t-il, car j'ai presque perdu
connaissance, et, me voyant si sot, j'ai dit : Approfondisse qui
voudra le mystère, je ne m'en charge pas. Je ne suis pas
l'homme de ces choses-là.
J'interrogeai minutieusement l'abbé. A très peu de
détails près, sa vision avait été
semblable à la mienne. Je fis un grand effort sur
moi-même pour ne pas lui laisser pressentir la similitude de
nos aventures. Je le savais trop babillard pour m'en garder
inviolablement le secret, et je redoutais les sarcasmes de Madame
d'Ionis plus que tous les démons de la nuit : aussi fis-je
très bonne contenance devant toutes les questions de
l'abbé, assurant que rien n'avait troublé mon sommeil ;
et, quand vint le moment de rentrer, à onze heures du soir,
dans cette fatale chambre, je promis fort gaiement à la
douairière de garder bonne note de mes songes et pris
congé de la compagnie d'un air vaillant et enjoué.
Je n'étais pourtant ni l'un ni l'autre. La présence de
l'abbé, le souper et la veillée sous les yeux de la
douairière avaient rendu Madame d'Ionis plus
réservée qu'elle ne l'avait été avec moi
dans la matinée. Elle semblait aussi me dire dans chaque
allusion à notre soudaine et cordiale intimité : "Vous savez
à quel prix je vous l'ai accordée !" J'étais
mécontent de moi : je n'avais su être ni assez soumis ni
assez en révolte. Il me semblait avoir trahi la mission que
mon père m'avait confiée, et cela sans profit pour mes
chimères d'amour.
Ma mélancolie intérieure réagissait sur mes
impressions, et mon bel appartement me sembla sombre et lugubre. Je
ne savais que penser de la raison de l'abbé et de la mienne
propre. Sans la mauvaise honte, j'aurais demandé d'être
logé ailleurs, et j'eus un mouvement de colère
véritable lorsque je vis entrer Baptiste avec le maudit
plateau, la corbeille, les trois pains et tout l'attirail ridicule de
la veille.
- Qu'est-ce que cela ? lui dis-je avec humeur. Est-ce que j'ai faim ?
Est-ce que je ne sors pas de table ?
- En effet, Monsieur, répondit-il. Je trouve cela bien
drôleÉ C'est Mademoiselle Zéphyrine qui m'a
chargé de vous l'apporter. J'ai eu beau lui dire que vous
passiez les nuits à dormir, comme tout le monde, et non
à manger, elle m'a répondu en riant : "Portez toujours,
c'est l'habitude de la maison. Ça ne gênera pas votre
maître, et vous verrez qu'il ne demandera pas mieux que de
laisser cela dans sa chambre."
- Eh bien, mon ami, fais-moi le plaisir de le reporter sans rien dire
dans l'office. J'ai besoin de ma table pour écrire.
Baptiste obéit. Je m'enfermai, et me couchai après
avoir écrit à mon père. Je dois dire que je
dormis à merveille et ne rêvai que d'une seule dame, qui
était Madame d'Ionis.
Le lendemain, les questions de la douairière
recommencèrent de plus belle. J'eus la
grossièreté de déclarer que je n'avais fait
aucun rêve digne de remarque. La bonne dame en fut
contrariée.
- Je parie, dit-elle à Zéphyrine, que vous n'avez pas
mis le souper des dames dans la chambre de M. Nivières ?
- Pardonnez-moi, Madame, répondit Zéphyrine en me
regardant d'un air de reproche.
Madame d'Ionis semblait me dire aussi, des yeux, que je manquais
d'obligeance. L'abbé s'écria naïvement :
- C'est singulier ! Ces choses-là n'arrivent donc qu'à
moi ?
Il partit après le déjeuner, et Madame d'Ionis me donna
rendez-vous, à une heure, dans la bibliothèque. J'y
étais à midi ; mais elle me fit dire par
Zéphyrine que d'importunes visites lui étaient
survenues et qu'elle me priait de prendre patience. Cela était
plus facile à demander qu'à obtenir. J'attendis ; les
minutes me semblaient des siècles. Je me demandais comment
j'avais pu vivre jusqu'à ce jour sans ce
tête-à-tête que j'appelais déjà
quotidien, et comment je vivrais quand il n'y aurait plus lieu de
l'attendre. Je cherchais par quels moyens je ramènerais la
nécessité, et, résolu enfin à entraver,
de tout mon faible pouvoir, la solution du procès, je
m'ingéniais de mille subterfuges qui n'avaient pas le sens
commun.
Tout en marchant avec agitation dans la galerie, je m'arrêtais
de temps en temps devant la fontaine et m'asseyais quelquefois sur
ses bords, entourés de fleurs magnifiques artistement
disposées dans les crevasses du rocher brut sur lequel on
avait exhaussé le rocher de marbre blanc. Cette base fruste
donnait plus de fini à l'oeuvre du ciseau et permettait de
faire retomber l'eau des vasques en nappes brillantes dans les
récipients inférieurs, garnis de plantes
fontinales.
Cet endroit était délicieux, et le reflet du vitrail
colorié donnait par moments les tons changeants et l'apparence
de la vie aux figures fantastiques de la statuaire.
Je regardai La néréide avec un étonnement
nouveau, l'étonnement de la trouver belle et de comprendre
enfin le sens élevé de cette mystérieuse
beauté.
Je ne songeais plus à la critiquer au profit de celle de
Madame d'Ionis. Je sentais que toute comparaison est puérile
entre des choses et des êtres qui n'ont point de rapport entre
eux. Cette fille du génie de Jean Goujon était belle
par elle-même. La face était d'une sublime douceur. Elle
semblait communiquer à la pensée un sentiment de repos
et de bien-être analogue à la sensation de
fraîcheur que procurait le murmure continu de ses eaux
limpides.
Enfin Madame d'Ionis arriva.
- Il y a du nouveau, me dit-elle en s'asseyant familièrement
près de moi, voyez l'étrange lettre que je
reçois de M. d'Ionis...
Et elle me la montra avec un abandon qui m'émut vivement.
J'étais indigné contre ce mari dont les lettres
à une telle femme pouvaient être montrées sans
embarras au premier venu.
La lettre était froide, longue et diffuse, l'écriture
grêle et saccadée, l'orthographe très douteuse.
En voici la substance :
- Vous ne devez pas vous faire de scrupule de mener les choses
jusqu'au bout. Je n'en ai aucun d'invoquer la légalité
rigide. Je refuse tout arrangement autre que celui que j'ai
proposé aux d'Aillane, et je veux voir la fin de ce
procès. Libre à vous, quand il sera gagné, de
leur tendre une main secourable. Je ne m'opposerai pas à votre
générosité ; mais je ne veux pas de compromis.
Leur avocat m'a offensé dans son plaidoyer en première
instance, et l'appel qu'ils ont interjeté est d'une
présomption qui n'a pas de nom. Je trouve M. Nivières
très endormi, et je lui en témoigne mon
déplaisir par le courrier de ce jour. Agissez de votre
côté, stimulez son zèle, à moins que
quelque ordre supérieur ne vous vienne des... Vous savez ce
que je veux dire, et je m'étonne que vous ne me parliez pas de
ce qui a pu être observé dans la chambre aux... depuis
mon départ. Personne n'a-t-il le courage d'y passer une nuit
et d'écrire ce qu'il y aura entendu ?
Faudra t-il s'en tenir aux assertions de l'abbé de Lamyre, qui
n'est pas un homme sérieux ? Obtenez d'une personne digne de
foi qu'elle tente cette épreuve, à moins que vous
n'ayez la vaillance de la tenter vous-même, ce dont je ne
serais pas surpris !"
En me lisant cette dernière phrase, Madame d'lonis partit d'un
éclat de rire.
- Je trouve M. d'Ionis admirable ! dit-elle. Il me flatte pour
m'amener à une épreuve à laquelle il n'a jamais
voulu se prêter pour son compte, et il s'indigne de la
poltronnerie des gens auxquels rien ne le déciderait à
donner l'exemple
- Ce que je trouve de plus remarquable en tout ceci, lui dis-je,
c'est la foi de M. d'Ionis à ces apparitions et son respect
pour les arrêts qu'il les croit capables de rendre.
- Vous voyez bien, reprit-elle, que c'était là le seul
moyen de faire fléchir sa rigueur envers les pauvres d'Aillane
! Je vous le disais, je vous le dis encore, et vous ne voulez pas
vous y prêter, quand l'occasion est si belle ! On n'irait
peut-être pas, tant l'on est pressé de croire aux dames
vertes, jusqu'à vous demander votre parole d'honneur !
- Il me semble, au contraire, qu'il me faudrait jouer
sérieusement ici le rôle d'imposteur, puisque M. d'Ionis
demande l'assertion d'une personne digne de foi.
- Et puis vous craindriez le ridicule, le blâme, les lazzis qui
ne manqueraient pas de s'attacher à vous ! Mais je pourrais
vous répondre du silence absolu de M. d'Ionis sur ce
point.
- Non, Madame, non ! Je ne craindrais ni le ridicule ni le
blâme, du moment qu'il s'agirait de vous obéir. Mais
vous me mépriseriez si je méritais ce blâme par
un faux serment. Pourquoi donc, d'ailleurs, ne pas tenter
d'amener les d'Aillane à une
transaction honorable pour eux ?
- Vous savez bien que celle que M. d'Ionis propose ne l'est pas. -
Vous n'espérez pas modifier ses intentions ?
Elle secoua la tête et se tut. C'était me dire
éloquemment quel homme sans coeur et sans principes
était ce mari, indifférent à tant de charmes et
livré à tous les désordres.
- Cependant, repris-je, il vous autorise à être
généreuse après la victoire.
- Et à qui croit-il donc avoir affaire ? s'écria-t-elle
en rougissant de colère. Il oublie que les d'Aillane sont
l'honneur même et ne recevront jamais, à titre de
grâce et de bienfait, ce que l'équité leur fait
regarder comme la légitime propriété de leur
famille.
Je fus frappé de l'énergie qu'elle mit dans cette
réponse.
- Etes-vous donc très liée avec les d'Aillane ? lui
demandai-je. Je ne le pensais pas.
Elle rougit encore et répondit négativement.
- Je n'ai jamais eu de grandes relations avec eux, dit-elle, mais ils
sont mes parents assez proches pour que leur honneur et le mien ne
fassent qu'un. J'ai la certitude que la volonté de notre oncle
était de leur léguer sa fortune. D'autant plus que M.
d'Ionis, m'ayant épousée pour ce qu'on appelait mes
beaux yeux, n'a pas eu bonne grâce ensuite vis-à-vis de
moi à me chercher un héritage et à vouloir faire
casser ce testament pour défaut de forme.
Puis elle ajouta :
- Est-ce que vous ne connaissez aucun d'Aillane ?
- J'ai vu le père assez souvent, les enfants jamais. Le fils
est officier dans je ne sais quelle garnison...
- A Tours... dit-elle vivement. Puis elle ajouta plus vivement encore
:
- A ce que je crois, du moins !
- On dit qu'il est fort bien ?
- On le dit. Je ne le connais pas depuis qu'il a âge d'homme.
Cette réponse me rassura. Il m'était passé un
instant par la tête que le motif du
désintéressement magnanime de Madame d'Ionis pouvait
bien puiser sa plus grande force dans une passion pour son cousin
d'Aillane.
- Sa soeur est charmante, dit-elle, vous ne l'avez jamais vue ?
- Jamais. N'est-elle pas encore au couvent ?
- Oui, à Angers. On assure que c'est un ange. Ne serez-vous
pas bien fier quand vous aurez réussi à plonger dans la
misère une fille de bonne maison, qui comptait, à bon
droit, sur un mariage honorable et sur une vie conforme à son
rang et à son éducation ? C'est là le grand
désespoir qui attend son pauvre père. Mais voyons,
dites-moi vos expédients ; car vous avez cherché et
trouvé quelque chose, n'est-ce pas ?
- Oui ! répondis-je après avoir réfléchi
comme on peut réfléchir dans la fièvre, oui,
Madame, j'ai trouvé une solution.