J'eus à peine donné
cette espérance de succès, que je m'effrayai de l'avoir
eue moi-même. Mais il n'y avait plus moyen de reculer. Ma belle
cliente me pressait de questions.
- Eh bien, Madame, lui dis-je, il faut trouver le moyen de faire
parler l'oracle, sans jouer le rôle d'imposteur ; mais il faut
que vous me donniez, sur l'apparition dont ce château passe
pour être le théâtre, des détails qui me
manquent.
- Voulez-vous voir les vieilles paperasses d'où j'ai
tiré mon extrait ? s'écria-t-elle avec joie. Je les ai
ici.
Elle ouvrit un meuble dont elle avait la clef et me montra une assez
longue notice, avec des commentaires écrits à diverses
époques par divers chroniqueurs attachés à la
chapelle du château ou au chapitre d'un couvent voisin qui
avait été sécularisé sous le dernier
règne.
Comme je n'étais pas pressé de prendre un engagement
qui eût abrégé le temps accordé à
ma mission, je remis la lecture de ce fantastique dossier à la
veillée, et je me laissai chastement cajoler par mon
enchanteresse. Je m'imaginai qu'elle y mettait une délicate
coquetterie, soit qu'elle tînt à ses idées au
point de se compromettre un peu pour les faire triompher, soit que ma
résistance excitât son légitime orgueil de femme
irrésistible, soit enfin, et je m'arrêtais avec
délices à cette dernière supposition, qu'elle
sentît pour moi une estime particulière.
Elle fut forcée de me quitter : d'autres visites arrivaient.
Il y eut du monde à dîner ; elle me présenta
à ses nobles voisins avec une distinction marquée, et
me témoigna devant eux plus d'égards que je n'avais
peut-être droit d'en attendre. Quelques-uns parurent trouver
que c'était trop pour un petit robin de ma sorte, et
tentèrent de le lui faire entendre. Elle prouva qu'elle ne
craignait guère la critique, et montra tant de vaillance
à me soutenir, que j'en devins un peu fou.
Lorsque nous fûmes seuls ensemble, Madame d'Ionis me demanda ce
que je comptais faire des manuscrits relatifs à l'apparition
des trois dames vertes. J'avais la tête montée, il me
semblait que j'étais aimé et que je ne devais plus
redouter de railleries. Je lui racontai donc ingénument la
vision que j'avais eue, et celle, toute semblable, que m'avait
racontée l'abbé de Lamyre.
- Me voilà donc forcé de croire, ajoutai-je, qu'il est
certaines situations de l'âme où, sans frayeur comme
sans charlatanisme et sans superstition, certaines idées se
revêtent d'images qui trompent nos sens, et je veux
étudier ce phénomène, déjà subi
par moi, dans les relations sages ou folles de ceux chez lesquels il
a pu se produire. Je ne vous cache pas que, contrairement à
mes habitudes d'esprit, loin de me défendre du charme des
illusions, je ferai tout mon possible pour leur abandonner mon
cerveau. Et si, dans cette disposition d'esprit toute
poétique, je réussis à voir et à entendre
quelque fantôme qui me commande de vous obéir, je ne
reculerai pas devant le serment que pourront exiger ensuite M.
d'Ionis et sa mère. Je ne serai pas forcé de jurer que
je crois aux révélations des esprits et aux apparitions
des morts, car je n'y croirai peut-être pas pour cela ; mais,
en affirmant que j'ai entendu des voix, puisque aujourd'hui
même je puis affirmer que j'ai vu des ombres, je ne serai pas
un menteur; et peu m'importe de passer pour un insensé, si
vous me faites l'honneur de ne pas partager cette opinion.
Madame d'lonis montra un grand étonnement de ce que je lui
disais, et me fit beaucoup de questions sur ma vision dans la chambre
aux dames. Elle m'écouta sans rire, et même elle
s'étonna du calme avec lequel j'avais subi cette
étrange aventure.
- Je vois, me dit-elle, que vous êtes un esprit très
courageux. Quant à moi, à votre place, j'aurais eu
peur, je le confesse. Avant que je vous permette de recommencer cette
épreuve, jurez-moi que vous n'en serez ni plus effrayé
ni plus affecté que la première fois.
- Je crois pouvoir vous le promettre, lui répondis-je. Je me
sens excessivement calme, et, dussé-je voir quelque spectacle
effrayant, j'espère rester assez maître de
moi-même pour ne l'attribuer qu'à ma propre
imagination.
- Est-ce donc cette nuit que vous voulez faire cette évocation
singulière ?
- Peut-être ; mais je veux d'abord lire tout ce qui y a
rapport. Je voudrais aussi parcourir quelque ouvrage sur ces
matières, non un ouvrage de critique dénigrante, je
suis bien assez porté au doute, mais un de ces vieux
traités naïfs, où, parmi beaucoup d'enfantillages,
il peut se trouver des idées ingénieuses.
- Eh bien, vous avez raison, dit-elle, mais je ne sais quel ouvrage
vous conseiller : je n'ai guère fouillé dans ces vieux
livres. Si vous voulez, demain, chercher dans la
bibliothèque...
- Si vous le permettez, je ferai celle étude tout de suite. Il
n'est que onze heures, c'est le moment où votre maison devient
calme et silencieuse. Je veillerai dans la bibliothèque, et,
si je puis venir à bout de m'exalter un peu, je serai d'autant
mieux disposé à retourner dans ma chambre pour offrir
aux trois dames le souper commémoratif qui a la vertu de les
attirer.
- J'y ferai donc porter le fameux plateau, dit Madame d'Ionis en
souriant, et j'ai besoin de m'efforcer de trouver cela fort singulier
pour n'en être pas un peu émue.
- Quoi ! Madame, vous aussi... ?
- Eh ! mon Dieu, reprit-elle, que sait-on ? On rit de tout,
aujourd'hui ; en est-on plus sage qu'autrefois ? Nous sommes des
créatures faibles qui nous croyons fortes : qui sait si ce
n'est point à cause de cela que nous nous rendons plus
matériels que Dieu ne le voudrait, et si ce que nous prenons
pour de la lucidité n'est pas un aveuglement ? Comme moi, vous
croyez à l'immortalité des âmes. Une
séparation absolue entre les nôtres et celles qui sont
dégagées de la matière est-elle chose si claire
à concevoir que nous puissions la prouver ?
Elle me parla dans ce sens pendant quelques instants, avec beaucoup
d'esprit et d'imagination ; puis elle me quitta un peu
troublée, en me suppliant, pour peu que j'eusse quelque
trouble moi-même et que je vinsse à être
assiégé d'idées noires, de ne pas donner suite
à mon projet. J'étais si heureux et si touché de
sa sollicitude, que je lui exprimai mon regret de n'avoir pas un peu
de peur à braver pour lui marquer mon zèle.
Je remontai à ma chambre, où Zéphyrine avait
déjà disposé la corbeille ; Baptiste voulait
m'en débarrasser.
- Laisse cela, lui dis-je, puisque c'est l'habitude de la maison, et
va te coucher. Je n'ai pas plus besoin de toi que les autres
jours.
- Mon Dieu ! Monsieur, me dit-il, si vous le permettiez, je passerais
la nuit sur un fauteuil dans votre chambre.
- Et pourquoi cela, mon ami ?
- Parce qu'on dit qu'il y revient. Oui, oui, Monsieur, j'ai fini par
comprendre les domestiques. Ils ont grand'peur, et moi qui suis un
vieux soldat, je serais content de leur prouver que je ne suis pas si
sot qu'eux.
Je refusai et le laissai arranger ma couverture, pendant que je
descendais à la bibliothèque, après lui avoir
dit de ne pas m'attendre.
Je parcourus cette immense salle avant de me mettre au travail, et je
m'y enfermai avec soin, dans la crainte d'y être troublé
par quelque valet curieux ou moqueur. Puis j'allumai un chandelier
d'argent à plusieurs branches et commençai à
dépouiller le fantastique dossier relatif aux dames
vertes.
Les apparitions fréquentes, observées et
rapportées avec détail, des trois demoiselles d'Ionis,
coïncidaient de tout point avec ce que j'avais vu et avec ce que
l'abbé m'avait raconté. Mais ni lui ni moi n'avions
poussé la foi ou le courage jusqu'à interroger les
fantômes. D'autres l'avaient fait, disaient les chroniqueurs,
et il leur avait été donné de voir les trois
vierges, non plus sous l'apparence de nuages verdâtres, mais
dans tout l'éclat de leur jeunesse et de leur beauté ;
non pas toutes à la fois, mais une en particulier, pendant que
les deux autres se tenaient à l'écart. Alors cette
funèbre beauté répondait à toutes les
questions sérieuses et décentes que l'on voulait lui
adresser. Elle dévoilait les secrets du passé, du
présent et de l'avenir. Elle donnait de judicieux conseils.
Elle enseignait les trésors cachés à ceux qui
étaient capables d'en bien user en vue du salut. Elle disait
les malheurs à éviter, les fautes à
réparer ; elle parlait au nom du ciel et des anges ; enfin,
c'était une puissance bienfaisante pour ceux qui la
consultaient avec de bons et pieux desseins. Elle n'était
grondeuse et menaçante qu'avec les railleurs, les libertins et
les impies. Le manuscrit disait : "D'une intention méchante et
fallacieuse, on leur a vu faire de grandes punitions, et ceux qui ne
s'y porteront que par malice et vaine curiosité peuvent
s'attendre à des choses épouvantables, qu'ils seront
bien marris d'avoir cherchées."
Sans s'expliquer sur ces choses épouvantables, le manuscrit
donnait la formule de l'évocation et tous les rites à
observer, avec un si grand sérieux et une si naïve bonne
foi, que je m'y laissai aller. L'apparition prenait dans mon
imagination des couleurs merveilleuses qui me séduisaient et
me faisaient réellement désirer, plutôt que
craindre, d'être gagné par la persuasion. Je ne me
sentais nullement attristé et glacé par l'idée
de voir marcher et d'entendre parler des morts. Tout au contraire, je
m'exaltais dans des rêves élyséens, et je voyais
une Béatrix se lever dans les rayons de mon
empyrée.
- Et pourquoi n'aurais-je pas ces rêves, m'écriai-je
intérieurement, puisque j'ai eu le prologue de la vision? Ma
sotte terreur m'a rendu indigne et incapable d'être
initié plus avant aux révélations
swedenborgistes, auxquelles croient d'excellents esprits, et dont
j'ai eu le tort de me moquer. Je dépouillerai le vieil homme
avec plaisir, car ceci est plus riant et plus sain pour l'âme
d'un poète que la froide négation de notre
siècle. Si je passe pour fou, si je le deviens, qu'importe !
J'aurai vécu dans une sphère idéale, et je serai
peut-être plus heureux que tous les sages de la terre.
Je me parlais ainsi à moi-même, la tête dans mes
mains. Il était environ deux heures du matin, et le plus
profond silence régnait dans le château et dans la
campagne, lorsqu'une musique douce et charmante, qui semblait partir
de la rotonde, m'arracha à ma rêverie. Je levai la
tête et reculai le flambeau placé devant moi, pour voir
de qui me venait cette gracieuseté musicale. Mais les quatre
bougies qui éclairaient pleinement ma table de travail ne
suffisaient pas à me faire distinguer même le fond de la
salle, à plus forte raison, la rotonde placée au
delà.
Je me dirigeai aussitôt vers cette rotonde, et, n'étant
plus offusqué d'une autre lumière, je distinguai les
parties supérieures du beau groupe de la fontaine,
éclairées en plein par la lune, qui donnait dans une
des fenêtres en voussure de la coupole. Le reste de la salle
circulaire était dans l'ombre. Pour m'assurer que
j'étais seul, comme il me semblait l'être, j'ouvris le
volet de la grande porte vitrée qui donnait sur le parterre,
et je vis qu'en effet il n'y avait personne. La musique avait
semblé diminuer et se perdre à mesure que j'approchais,
et je ne l'entendais presque plus. Je passai dans l'autre galerie,
que je trouvai également déserte, mais où les
sons qui m'avaient charmé se firent de nouveau entendre
très distincts, comme s'ils partaient, cette fois, de
derrière moi.
Je m'arrêtai sans me retourner, pour les écouter. Ils
étaient doux et plaintifs et ne formaient aucune combinaison
mélodique que je fusse en état de comprendre.
C'était plutôt une suite d'accords vagues très
mystérieux, formés comme au hasard, et par des
instruments qu'il m'eût été impossible de nommer,
car leur timbre ne ressemblait à rien qui me fût connu.
L'ensemble en était agréable, quoique très
mélancolique.
Je revins sur mes pas et m'assurai que ces voix, si on pouvait les
appeler ainsi, partaient bien réellement de la conque des
tritons et des sirènes de la fontaine, augmentant et diminuant
d'intensité selon que l'eau, qui était devenue
irrégulière et intermittente, se pressait ou se
ralentissait dans les vasques.
Je ne vis rien là de fantastique, car je me rappelai avoir
entendu parler de ces girandes italiennes qui produisaient, au moyen
de l'air comprimé par l'eau, des orgues hydrauliques plus ou
moins réussies. Celles-ci étaient fort douces et
très justes, peut-être parce qu'elles ne jouaient aucun
air et ne faisaient que soupirer des accords harmoniques, comme font
les harpes éoliennes.
Je me souvins aussi que Madame d'Ionis m'avait parlé de cette
musique en me disant qu'elle était dérangée, et
que parfois elle se mettait à aller toute seule pendant
quelques instants.
Cette explication ne m'empêcha pas de poursuivre le cours de
mes songeries poétiques. J'étais reconnaissant envers
la capricieuse fontaine qui voulait bien chanter pour moi seul, par
une si belle nuit et au milieu d'un si religieux silence.
Vue ainsi au clair de la lune, elle était d'un effet
prestigieux. Elle semblait verser, dans les frais roseaux
placés sur ses bords, une pluie de diamants verts. Les
tritons, immobiles dans leurs mouvements tumultueux, avaient quelque
chose d'effrayant, et leurs plaintes mourantes, mêlées
au petit bruit des cascatelles, les faisaient paraître comme
désespérées d'avoir leurs esprits violents
enchaînés dans des corps de marbre. On eût dit
d'une scène de la vie païenne pétrifiée
tout à coup sous le geste souverain de la
néréide.
Je me rendis compte alors de l'espèce d'effroi que cette
nymphe m'avait causé en plein jour, avec son calme superbe au
milieu de ces monstres tordus sous ses pieds.
- Une âme impassible peut-elle exprimer la vraie beauté,
pensai-je, et, si cette créature de marbre venait à
s'animer, toute magnifique qu'elle est, ne ferait-elle pas peur, par
cet air de suprême indifférence qui la rend trop
supérieure aux êtres de notre race ?
Je la regardai attentivement dans le reflet de la lune qui baignait
ses blanches épaules et détachait sa petite tête
posée sur un cou élancé et puissant comme un
fût de colonne. Je ne pouvais distinguer ses traits, car elle
était placée sur une certaine hauteur ; mais son
attitude dégagée se dessinait en lignes brillantes
d'une grâce incomparable.
- C'est véritablement là, pensai-je, l'idée que
j'aimerais à me faire de la dame verte, car il est certain
que, vue ainsi...
Tout à coup, je cessai de raisonner et de penser. Il nie
semblait voir remuer la statue.
Je crus qu'un nuage passait sur la lune et produisait cette illusion
; mais ce n'en était pas une. Seulement, ce n'était pas
la statue qui remuait, c'était une forme qui se levait de
derrière elle, ou d'à côté d'elle, et qui
me paraissait toute semblable, comme si un reflet animé se
fût détaché de ce corps de marbre et l'eût
quitté pour venir à moi.
Je doutai un instant du témoignage de mes yeux, mais cela
devint si distinct, si évident, que je fus persuadé
bientôt de voir un être réel, et que je
n'éprouvai aucun sentiment de terreur, ni même de
très grande surprise.
L'image vivante de la néréide descendait, comme en
voltigeant, les plans inégaux du monument. Ses mouvements
avaient une aisance et une grâce idéales. Elle
n'était pas beaucoup plus grande qu'une femme réelle,
bien que l'élégance de ses proportions lui
conservât ce cachet de beauté exceptionnelle qui m'avait
effrayé dans la statue ; mais je n'éprouvais plus rien
de semblable, et mon admiration tenait de l'extase. Je lui tendais
les bras pour la saisir, car il me semblait qu'elle allait
s'élancer jusqu'à moi en franchissant un escarpement de
cinq à six pieds qui nous séparait encore.
Je me trompais. Elle s'arrêta sur le bord de la rocaille et me
fit signe de m'éloigner.
J'obéis machinalement et je la vis s'asseoir sur un dauphin de
marbre, qui se mit à pousser de véritables
rugissements. Aussitôt toutes ces voix hydrauliques grossirent
comme une tempête et formèrent un concert vraiment
diabolique autour d'elle.
Je commençais à en avoir les nerfs agacés,
lorsqu'une lumière glauque, qui ne semblait être qu'un
clair de lune plus brillant, jaillit je ne sais d'où, et me
montra nettement les traits de la néréide vivante, si
semblables à ceux de la statue, que j'eus besoin de regarder
encore celle-ci pour m'assurer qu'elle n'avait pas quitté son
siège de pierre.
Alors, sans plus songer à rien expliquer, sans désirer
de rien comprendre, je m'enivrai, dans une muette stupeur, de la
beauté surnaturelle de l'apparition. L'effet qu'elle produisit
sur moi fut si absolu, que je n'eus pas même la pensée
de m'approcher pour m'assurer de son immatérialité,
comme j'avais fait lorsqu'elle s'était produite dans ma
chambre.
Si j'y songeai, ce dont je ne saurais me rendre compte, la crainte de
la faire évanouir par une curiosité audacieuse me
retint probablement.
Comment n'aurais-je pas été maîtrisé par
le désir d'en rassasier mes yeux ? C'était la
néréide sublime, mais avec des yeux vivants, des yeux
clairs, d'une douceur fascinatrice, et des bras nus, aux contours de
chair transparente et aux mouvements moelleux comme ceux de
l'enfance. Cette fille du ciel semblait avoir quinze ans tout au
plus. Elle exprimait la forte chasteté de l'adolescence par
l'ensemble de sa forme, tandis que son visage s'éclairait des
séductions de la femme arrivée au développement
de l'âme.
Sa parure étrange était exactement celle de la
néréide : une robe ou tunique flottante, faite, de je
ne sais quel tissu merveilleux dont les plis moelleux semblaient
avoir été mouillés ; un diadème
ciselé avec un soin exquis, et des flots de perles s'enroulant
aux tresses d'une chevelure splendide, avec ce mélange de luxe
singulier et de caprice heureux qui caractérise le goût
de la renaissance ; un contraste charmant et bizarre entre le
vêtement tout simple, qui ne puisait sa richesse que dans
l'aisance de son arrangement et le fini minutieux des bijoux et des
mignardises de la coiffure.
Je l'aurais regardée toute ma vie sans m'aviser de lui parler.
Je ne m'apercevais pas du silence qui avait succédé au
vacarme de la fontaine. Je ne sais même pas si je la contemplai
un instant ou une heure. Il me sembla tout d'un coup que je l'avais
toujours vue, toujours connue : c'est peut-être que je vivais
un siècle par seconde.
Elle me parla la première. J'entendis et ne compris pas tout
de suite, car le timbre d'argent de sa voix était surnaturel
comme sa beauté et en complétait le prestige.
Je l'écoutais comme une musique, sans chercher à ses
paroles un sens déterminé.
Enfin, je fis un effort pour secouer cette ivresse, et j'entendis
qu'elle me demandait si je la voyais. Je ne sais pas ce que je lui
répondis, car elle ajouta :
- Sous quelle apparence me vois-tu ?
Et je remarquai seulement alors qu'elle me tutoyait.
Je me sentis entraîné à lui répondre de
même ; car, si elle me parlait en reine, je lui parlais, moi,
comme à la Divinité.
- Je te vois, lui dis-je, comme un être auquel rien ne peut
être comparé sur la terre.
Il me sembla qu'elle rougissait ; car mes yeux s'étaient
habitués à la lueur vert-de-mer dont elle semblait
baignée. Je la voyais blanche comme un lis, avec les
fraîches couleurs de la jeunesse sur les joues. Elle eut un
sourire mélancolique qui l'embellit encore.
- Que vois-tu en moi d'extraordinaire ? me dit-elle.
- La beauté, répondis-je brièvement.
J'étais trop ému pour en dire davantage.
- Ma beauté, reprit-elle, c'est en toi qu'elle se produit ;
car elle n'existe pas par elle-même sous une forme que tu
puisses apprécier. Il n'y a ici de moi que ma pensée.
Parle-moi donc comme à une âme et non comme à une
femme. Quel conseil avais-tu à me demander ?
- Je ne m'en souviens plus.
- D'où vient cet oubli ?
- De ta présence.
- Essaye de te rappeler.
- Non, je ne veux pas !
- Alors, adieu !
- Non ! Non ! m'écriai-je en m'approchant d'elle comme pour la
retenir, mais en m'arrêtant avec terreur, car la lueur
pâlit subitement et l'apparition sembla s'effacer. Au nom du
ciel, restez ! repris-je avec angoisse. Je suis soumis, je suis
chaste dans mon amour.
- Quel amour ! demanda-t-elle en redevenant brillante.
- Quel amour ? Je ne sais pas, moi ! Ai-je parlé d'amour ? Eh
bien, oui, je me souviens ! J'aimais hier une femme, et je voulais
lui plaire, faire sa volonté, au risque de trahir mon devoir.
Si vous êtes une pure essence, comme je le crois, vous savez
toutes choses. Dois-je donc vous expliquer... ?
- Non, je sais les faits qui intéressent la
postérité de la famille dont j'ai porté le nom.
Mais je ne suis pas la Divinité, je ne lis pas dans les
âmes. Je ne savais pas que tu aimasses...
- Je n'aime personne ! A l'heure qu'il est, je n'aime rien sur la
terre, et je veux mourir si, dans une autre région de la vie,
je peux vous suivre !
- Tu parles dans le délire. Pour être heureux dans la
mort, il faut avoir été pur dans la vie. Tu as un
devoir difficile à remplir, et c'est pourquoi tu m'as
appelée. Fais donc ton devoir ou tu ne me reverras plus.
- Quel est-il, ce devoir ? Parlez ; je ne veux plus obéir
qu'à vous seule.
- Ce devoir, répondit la néréide en se penchant
vers moi et en me parlant si bas, que j'avais peine à
distinguer sa voix du frais murmure de l'eau, c'est d'obéir
à ton père. Et puis tu diras à la femme
généreuse qui veut se sacrifier que ceux qu'elle plaint
la béniront toujours, mais ne veulent point accepter son
sacrifice. Je connais leurs pensées, car ils m'ont
appelée et consultée. Je sais qu'ils luttent pour leur
honneur, mais qu'ils ne sont pas effrayés de ce que les hommes
appellent la pauvreté. Il n'y a pas de pauvreté pour
les âmes fières. Dis cela à celle qui
t'interrogera demain, et ne cède pas à l'amour qu'elle
t'inspire jusqu'à trahir ta religion de famille.
- J'obéirai, je le jure ! Et, à présent,
révélez-moi les secrets de la vie éternelle.
Où est votre âme maintenant ? Quelles facultés
nouvelles a-t-elle acquises dans ce renouvellement ?...
- Je ne puis te répondre que ceci : la mort n'existe pas ;
rien ne meurt ; mais les choses de l'autre vie sont bien
différentes de ce que l'on s'imagine dans le monde où
tu es. Je ne t'en dirai pas davantage, ne m'interroge pas.
- Dites-moi, au moins, si je vous reverrai dans cette autre vie ?
- Je l'ignore.
- Et dans celle-ci ?
- Oui, si tu le mérites.
- Je le mériterai ! Dites-moi encore... Puisque vous pouvez
diriger et conseiller ceux qui vivent dans ce monde, ne pouvez-vous
pas les plaindre?
- Je le peux.
- Et les aimer ?
- Je les aime tous comme des frères avec qui j'ai
vécu.
- Aimez-en un plus que les autres. Il fera des miracles de courage et
de vertu pour que vous vous intéressiez à lui.
- Qu'il fasse ces miracles, et il me retrouvera dans ses
pensées. Adieu !
- Attendez, oh ! mon Dieu, attendez ! On croit que vous donnez comme
gage de votre protection, et comme moyen de vous évoquer de
nouveau, une bague magique à ceux qui ne vous ont pas
offensée. Est-ce vrai? et me la donnerez-vous ?
- Des esprits grossiers peuvent seuls croire à la magie. Tu ne
saurais y croire, toi qui parles de la vie éternelle et qui
cherches la vérité divine. Par quel moyen une
âme, qui se communique à toi sans le secours d'organes
réels, pourrait-elle te donner un objet matériel et
palpable ?
- Pourtant, je vois à votre doigt une bague
étincelante.
- Je ne puis voir ce que tes yeux voient. Quelle bague crois-tu voir
?
- Un large anneau avec une émeraude en forme d'étoile
enchâssée dans l'or.
- Il est étrange que tu voies cela, dit-elle, après un
moment de silence ; les opérations involontaires de la
pensée humaine, et la connexion de ses rêves avec
certains faits évanouis, renferment peut-être des
mystères providentiels. La science de ces choses inexplicables
n'appartient qu'à celui qui sait la cause et la raison de
tout. La main que tu crois voir n'existe que dans ton cerveau. Ce qui
reste de moi dans la tombe te ferait horreur ; mais peut-être
me vois-tu telle que j'ai été sur la terre. Dis-moi
comment tu me vois.
Je ne sais quelle description enthousiaste je lui fis
d'elle-même. Elle parut écouter avec attention et me dit
:
- Si je ressemble à la statue qui est ici, tu ne dois pas t'en
étonner, car je lui ai servi de modèle. Tu
réveilles par là, en moi, le souvenir effacé de
ce que j'ai été, et jusqu'aux pierreries que tu
décris, je me souviens de m'en être parée. La
bague que tu crois voir, je l'ai perdue dans une chambre de ce
château que j'habitais ; elle tomba entre deux pierres
disjointes sous l'âtre de la cheminée. Je devais faire
lever la pierre le lendemain ; mais, le lendemain, j'étais
morte. Peut-être la retrouveras-tu si tu la cherches. En ce
cas, je te la donne en souvenir de moi et du serment que tu m'as fait
de m'obéir. Voici le jour, adieu !
Cet adieu me causa la plus atroce douleur que j'eusse jamais
ressentie ; je perdis la tête et faillis m'élancer
encore pour retenir l'ombre enchanteresse ; car peu à peu je
m'étais assez rapproché d'elle pour être à
portée de saisir le bord de son vêtement si j'eusse
osé le toucher, mais je n'osai pas. J'avais oublié, il
est vrai, les menaces de la légende contre ceux qui tentaient
de commettre cette profanation ; j'étais seulement retenu, et
comme anéanti, par un respect superstitieux ; mais un cri de
désespoir sorti de ma poitrine alla vibrer jusque dons les
conques marines des tritons de la fontaine.
L'ombre s'arrêta comme retenue par la pitié.
- Que veux-tu encore ? me dit-elle. Voici le jour, je ne puis
rester.
- Pourquoi donc ? Si tu le voulais !
- Je ne dois pas revoir le soleil de cette terre. J'habite
l'éternelle lumière d'un monde plus beau.
- Emmène-moi dans ce monde ! Je ne veux plus rester dans
celui-ci ; je n'y resterai pas, je le jure, si je ne dois plus te
revoir.
- Tu me reverras, sois tranquille, dit-elle. Attends l'heure
où tu en seras digne, et, jusque-là, ne m'évoque
plus. Je te le défends. Je veillerai sur toi comme une
providence invisible, et, le jour où ton âme sera aussi
pure qu'un rayon du matin, je t'apparaîtrai par la seule
évocation de ton pieux désir. Soumets-toi !
- Soumets-toi ! répéta une voix grave qui
résonna à ma droite.
Je me retournai et vis un des fantômes que j'avais
déjà vus dans ma chambre, lors de la première
apparition.
- Soumets-toi ! répéta comme un écho une voix
toute pareille, à ma gauche.
Et je vis le second fantôme.
Je n'en fus pas ému, bien que ces deux spectres eussent, dans
la hauteur de leur taille et dans le timbre profond de leur voix,
quelque chose de lugubre. Mais que m'importait à moi, de voir
ou d'entendre des choses horribles ? Rien ne pouvait m'arracher au
ravissement où j'étais plongé. Je ne
m'arrêtai même pas à regarder ces ombres
accessoires ; je cherchais des yeux ma céleste beauté.
Hélas ! Elle avait disparu, et je ne voyais plus que
l'immobile néréide de la fontaine, avec sa pose
impassible et les tons froids du marbre, bleui par les reflets du
matin.
Je ne sais ce que devinrent ses soeurs ; je ne les vis pas sortir. Je
tournais autour de la fontaine comme un insensé. Je croyais
être endormi et je m'étourdissais dans la confusion de
mes idées, avec l'espoir de ne pas m'éveiller.
Mais je me rappelai la bague promise, et montai à ma chambre,
où je trouvai Baptiste, qui me parla, sans que je vinsse
à bout de savoir de quoi. Il me sembla troublé,
peut-être à cause de l'expression de ma figure, mais je
ne pensai pas à l'interroger. Je cherchai dans l'âtre et
j'y remarquai bientôt deux pierres mal jointes. Je
m'efforçai de les soulever. C'était une entreprise
impossible sans les outils nécessaires.
Baptiste me croyait probablement fou, et, cherchant machinalement
à m'aider :
- Est-ce que Monsieur a perdu quelque chose ? dit-il.
- Oui, j'ai laissé tomber là, hier, une de mes
bagues.
- Une bague ?... Monsieur ne porte pas de bagues ! Je ne lui en ai
jamais vu.
- C'est égal. Tâchons de la trouver.
Il prit un couteau, gratta la pierre tendre pour élargir la
fente, enleva la cendre et le ciment en poudre qui la remplissait,
et, tout en travaillant à me satisfaire, il me demanda comment
était faite cette bague, de l'air dont il m'eût
demandé ce que j'avais rêvé.
- C'est une bague d'or avec une étoile faite d'une grosse
émeraude, répondis-je avec l'aplomb de la
certitude.
Il ne douta plus, et, détachant une tringlette des rideaux de
vitrage, il la recourba en crochet et atteignit la bague, qu'il me
présenta en souriant. Il pensait, sans oser le dire, que
c'était un don de Madame d'Ionis.
Quant à moi, je la regardai à peine, tant
j'étais sûr que c'était celle dont j'avais vu
l'ombre ; elle était effectivement toute semblable. Je la
passai à mon petit doigt, ne doutant pas qu'elle n'eût
appartenu à la défunte demoiselle d'Ionis, et que je
n'eusse vu le spectre de cette merveilleuse beauté.
Baptiste mit beaucoup de discrétion dans sa conduite.
Persuadé que j'avais eu une très belle aventure, car il
m'avait attendu toute la nuit, il me quitta en m'engageant à
me coucher.
On pense bien que je n'y songeais guère. Je m'assis devant la
table, que Baptiste avait débarrassée du fameux souper
aux trois pains, et, pour m'efforcer de ressaisir l'ivresse de ma
vision, dont je craignais d'oublier quelque chose, je me mis à
en écrire la relation fidèle, telle qu'on vient de la
lire.
Je demeurai dans cette agitation mêlée d'extase
jusqu'après le lever du soleil. Je m'assoupis un peu, les
coudes sur ma table, et crus refaire mon rêve ; mais il
m'échappa bien vite, et Baptiste vint m'arracher à la
solitude où j'aurais dès lors voulu achever ma vie.
Je m'arrangeai de manière à ne descendre qu'au moment
où l'on devait se mettre à table. Je ne m'étais
pas encore demandé comment je rendrais compte de la vision ;
j'y songeai en faisant semblant de déjeuner, car je ne mangeai
pas, et, sans me sentir fatigué ni malade, j'éprouvais
un invincible dégoût pour les fonctions de la vie
animale.
La douairière, qui ne voyait pas très bien, ne
s'aperçut pas de mon trouble Je répondis à ses
questions ordinaires avec le vague des jours
précédents, mais, cette fois, sans jouer aucune
comédie, et avec la préoccupation d'un poète que
l'on interroge bêtement sur le sujet de son poème, et
qui répond avec ironie des choses évasives pour se
délivrer d'investigations abrutissantes. Je ne sais si Madame
d'Ionis fut inquiète ou étonnée de me voir
ainsi. Je ne la regardai pas, je ne la vis pas. Je compris à
peine ce qu'elle me disait, tout le temps que dura cette contrainte
mortelle du déjeuner.
Enfin, je me trouvai seul dans la bibliothèque, l'attendant
comme les autres jours, mais sans impatience aucune. Loin de
là, j'éprouvais une vive satisfaction à me noyer
dans mes rêveries. Il faisait un temps admirable ; le soleil
embrasait les arbres et les terrains en fleur, au delà des
grandes masses d'ombre transparente que projetait l'architecture du
château sur les premiers plans du jardin. Je marchais d'un bout
à l'autre de cette vaste salle, m'arrêtant chaque fois
que je me trouvais devant la fontaine. Les fenêtres et les
rideaux étaient fermés à cause de la chaleur.
Ces rideaux étaient d'un bleu doux que je voulais voir
verdâtre, et, dans ce crépuscule artificiel qui me
retraçait quelque chose de ma vision, j'éprouvais lui
bien-être incroyable et une sorte de gaieté
délirante.
Je parlais tout haut, et je riais sans savoir de quoi, lorsque je me
sentis serrer le bras assez brusquement. Je me retournai et vis
Madame d'Ionis, qui était entrée sans que j'y fisse
attention.
- Voyons ! répondez-moi, voyez-moi, au moins ! me dit-elle
avec un peu d'impatience. Savez-vous que vous me faites peur, et que
je ne sais plus que penser de vous ?
- Vous l'avez voulu, lui répondis-je, j'ai joué avec ma
raison ; je suis fou. Mais ne vous en faites pas de reproche ; je
suis bien plus heureux ainsi, et ne souhaite pas de
guérir.
- Ainsi, reprit-elle en m'examinant avec inquiétude, cette
apparition n'est pas un conte ridicule ? Du moins, vous croyez...
vous l'avez vue se produire ?
- Mieux que je ne vous vois en ce moment !
- Ne le prenez pas sur ce ton d'orgueil enivré : je ne doute
pas de vos paroles. Racontez-moi tranquillement...
- Rien ! Jamais ! Je vous supplie de ne pas me questionner. Je ne
peux pas, je ne veux pas répondre.
- En vérité, la société des spectres ne
vous vaut rien, cher Monsieur, et vous me feriez croire que l'on vous
a dit des choses singulièrement flatteuses, car vous
voilà fier et discret comme un amant heureux !
- Ah ! Que dites-vous là, Madame? m'écriai-je. Il n'y a
pas d'amour possible entre deux êtres que sépare
l'abîme du tombeau... Mais vous ne savez pas de quoi vous
parlez, vous ne croyez à rien, vous vous moquez de tout !
J'étais si rude dans mon enthousiasme, que Madame d'Ionis fut
piquée.
- Il y a une chose dont je ne me moque pas, dit-elle avec
vivacité : c'est mon procès, et, puisque vous m'avez
promis, sur l'honneur, de consulter un oracle mystérieux et de
vous conformer à ses arrêts...
- Oui, répondis-je en lui prenant la main avec une
familiarité très déplacée, mais
très calme, dont elle ne s'offensa pas, tant elle comprit
l'état de mon âme ; oui , Madame, pardonnez-moi mon
trouble et mou oubli. C'est par dévouement pour vous que j'ai
joué un jeu bien dangereux, et je vous dois, au moins, compte
du résultat. Il m'a été prescrit d'obéir
aux intentions de mon père et de vous faire gagner votre
procès.
Soit qu'elle s'attendît à cette réponse, soit
qu'elle fût en doute de ma lucidité, Madame d'Ionis ne
marqua ni surprise ni contrariété. Elle se contenta de
lever les épaules ; et, me secouant le bras comme pour me
réveiller :
- Mon pauvre enfant, dit-elle, vous avez rêvé, et rien
de plus. J'ai partagé un instant votre exaltation, j'ai
espéré du moins qu'elle vous ramènerait à
la notion de délicatesse et d'équité qui est au
fond de votre âme. Mais je ne sais quels scrupules
exagérés ou quelles habitudes d'obéissance
passive envers votre père vous on fait entendre des paroles
chimériques. Sortez de ces illusions. Il n'y a pas eu de
spectres, il n'y a pas eu de voix mystérieuses ; vous vous
êtes monté la tête avec l'indigeste lecture du
vieux manuscrit et les contes bleus de l'abbé de Lamyre. Je
vais vous expliquer ce qui vous est arrivé.
Elle me parla assez longtemps ; mais je fis de vains efforts pour
l'écouter et la comprendre. Il me semblait, par moments,
qu'elle me parlait une langue inconnue. Quand elle vit que rien
n'arrivait de mon oreille à mon esprit, elle s'inquiéta
sérieusement de moi, me toucha le poignet pour voir si j'avais
la fièvre, me demanda si j'avais mal à la tête,
et me conjura d'aller me reposer. Je compris qu'elle me permettait
d'être seul et je courus avec joie me jeter sur mon lit, non
que je ressentisse la moindre fatigue, mais parce que je m'imaginais
toujours revoir la céleste beauté de mon immortelle, si
je parvenais à m'endormir.
Je ne sais comment se passa le reste de la journée. Je n'en
eus pas conscience. Le lendemain matin, je vis Baptiste marchant par
la chambre sur la pointe du pied.
- Que fais-tu là, mon ami ? lui demandai-je.
- Je vous veille, mon cher Monsieur, répondit-il. Dieu merci,
vous avez dormi deux bonnes heures. Vous vous sentez mieux, n'est-ce
pas ?
- Je me sens très bien. J'ai donc été malade
?
- Vous avez eu un gros accès de fièvre hier au soir, et
cela a duré une partie de la nuit. C'est l'effet de la grande
chaleur. Vous ne pensez jamais à mettre votre chapeau quand
vous allez au jardin ! Pourtant Madame votre mère vous l'avait
si bien recommandé !
Zéphyrine entra, s'informa de moi avec beaucoup
d'intérêt, et m'engagea à prendre encore une
cuillerée de ma potion calmante.
- Soit, lui dis-je, bien que je n'eusse aucun souvenir de cette
potion : un hôte malade est incommode, et je ne demande
qu'à guérir vite.
La potion me fit réellement grand bien, car je dormis encore
et rêvai de mon immortelle. Quand j'ouvris les yeux, je vis, au
pied de mon lit, une apparition qui m'eût charmé
l'avant-veille, mais qui me contraria comme un reproche importun.
C'était Madame d'Ionis, qui venait elle-même s'informer
de moi et surveiller les soins que l'on me donnait. Elle me parla
avec amitié et me marqua de l'intérêt
véritable. Je la remerciai de mon mieux et l'assurai que je me
portais fort bien.
Alors apparut la tête grave d'un médecin, qui examina
mon pouls et ma langue, me prescrivit le repos, et dit à
Madame d'Ionis :
- Ce ne sera rien. Empêchez-le de lire, d'écrire et de
causer jusqu'à demain, et il pourra retourner dans sa famille
après-demain.
Resté seul avec Baptiste, je l'interrogeai.
- Mon Dieu, Monsieur, me dit-il, je suis bien embarrassé pour
vous répondre. Il paraît que la chambre où vous
étiez passe pour être hantée...
- La chambre où j'étais ? Où suis-je donc ?
Je regardai autour de moi, et, sortant de ma torpeur, je reconnus
enfin que je n'étais plus dans la chambre aux dames, mais dans
un autre appartement du château.
- Pour moi, Monsieur, reprit Baptiste, qui était un esprit
très positif, j'ai dormi dans cette chambre et n'y ai rien vu.
Je ne crois pas du tout à ces histoires-là. Mais, quand
j'ai entendu que vous vous tourmentiez dans la fièvre, parlant
toujours d'une belle dame qui existe et qui n'existe pas, qui est
morte et qui est vivante... Que sais-je ce que vous n'avez pas dit
là-dessus ! C'était si joli quelquefois, que j'aurais
voulu le retenir, ou savoir écrire pour le conserver ; mais
cela vous faisait du mal, et j'ai pris le parti de vous apporter ici,
où vous êtes mieux. Voyez-vous, Monsieur, tout ça
vient de ce que vous faites trop de vers. Monsieur votre père
le disait bien, que ça dérangeait les idées !
Vous feriez mieux de ne penser qu'à vos dossiers.
- Tu as certainement raison, mon cher Baptiste, répondis-je,
et je tâcherai de suivre ton conseil. Il me semble, en effet,
que j'ai eu un accès de folie.
- De folie ? Oh ! non pas, Monsieur, Dieu merci ! Vous avez battu la
campagne dans la fièvre, comme ça peut arriver à
tout le monde ; mais voilà que c'est fini, et, si vous voulez
prendre un peu de bouillon de poulet, vous vous retrouverez dans vos
esprits comme vous y étiez auparavant.
Je me résignai au bouillon de poulet, bien que j'eusse
souhaité quelque chose de plus nourrissant pour me remettre
vite. Je me sentais accablé de fatigue. Peu à peu, mes
forces revinrent dans la journée, et on me permit de souper
légèrement. Le lendemain, Madame d'Ionis revint me
voir. J'étais levé et me sentais tout à fait
bien. Je lui parlai avec beaucoup de sens de ce qui m'était
arrivé, sans toutefois lui donner aucun détail à
cet égard. J'avais été fou : j'en étais
très honteux, et la priais de me garder le secret ;
j'étais perdu comme avocat, si l'on me faisait, dans le pays,
la réputation d'un visionnaire ; mon père s'en
affecterait beaucoup.
- Ne craignez rien, me répondit-elle, je vous réponds
de la discrétion de mes gens ; assurez-vous du silence de
votre valet de chambre, et cette aventure ne sortira pas d'ici.
D'ailleurs, quand même on raconterait quelque chose, nous en
serions tous quittes pour dire que vous avez eu un accès de
fièvre, et qu'il a plu à ces esprits superstitieux de
l'interpréter au gré de leur crédulité.
Au fond, ce serait la vérité. Vous avez pris un coup de
soleil en venant ici à cheval par une journée
brûlante. Vous avez été malade dans la nuit. Les
jours suivants, je vous ai tourmenté avec ce malheureux
procès, et, pour vous amener à mon avis, je n'ai
reculé devant rien !
Elle s'arrêta, et, changeant de ton :
- Vous souvient-il de ce que je vous ai dit avant-hier, dans la
bibliothèque ?
- J'avoue que je ne l'ai pas compris, j'étais sous le
coup...
- De la fièvre ? Certainement, je l'ai bien vu !
- Vous plaît-il de me répéter, maintenant que
j'ai toute ma tête, ce que vous m'avez dit à propos de
l'apparition ?
Madame d'Ionis hésita.
- Est-ce que votre mémoire a conservé le souvenir de
cette apparition ? me dit-elle d'un ton léger, mais en
m'examinant avec une sorte d'inquiétude.
- Non, répondis-je, c'est très confus maintenant ;
confus comme un songe dont on a enfin conscience et que l'on ne songe
plus à ressaisir.
Je mentais avec aplomb ; Madame d'Ionis en fut dupe, et je vis
qu'elle mentait aussi, en prétendant ne m'avoir parlé,
dans la bibliothèque, que de l'effet du manuscrit, pour
s'accuser de me l'avoir prêté dans un moment où
j'étais déjà fort agité. Il fut
évident pour moi qu'elle m'avait dit là-dessus, la
veille, dans un mouvement d'effroi, durant mon état mental,
des choses qu'elle était maintenant bien aise que je n'eusse
pas entendues ; mais je ne soupçonnai pas ce que ce pouvait
être. Elle me voyait tranquille, elle me croyait guéri.
Je parlais avec assurance de ma vision, comme d'un accès de
fièvre chaude. Elle m'engagea à n'y plus penser du
tout, à ne jamais m'en tourmenter.
- N'allez pas vous croire plus faible d'esprit qu'un autre,
ajouta-t-elle, il n'y a personne qui n'ait eu quelques heures de
délire dans sa vie. Restez encore deux ou trois jours avec
nous ; quoi qu'en dise le médecin, je ne veux pas vous
renvoyer, faible et pâle, à vos parents. Nous ne
parlerons plus du procès, c'est inutile ; j'irai voir votre
père et en causer avec lui, sans vous en tourmenter
davantage.
Le soir, j'étais tout à fait guéri ; j'essayai
de pénétrer dans mon ancienne chambre, elle
était fermée. Je me hasardai à demander la clef
à Zéphyrine, qui me répondit l'avoir remise
à Madame d'Ionis. On ne voulait plus y loger personne
jusqu'à ce que la légende, récemment
exhumée, fût oubliée de nouveau.
Je prétendis avoir laissé quelque chose dans cette
chambre. Il fallut céder : Zéphyrine alla chercher la
clef et entra avec moi. Je cherchai partout sans vouloir dire ce que
je cherchais. Je regardai dans le foyer de la cheminée et je
vis, sur les pierres disjointes, les égratignures
fraîches que Baptiste y avait faites avec son couteau. Mais
qu'est-ce que cela prouvait, sinon que, dans ma folie, j'avais fait
chercher là un objet qui n'existait que dans le souvenir d'un
rêve ? J'avais cru trouver une bague et la mettre à mon
doigt. Elle n'y était plus, elle n'y avait sans doute jamais
été !
Je n'osai même plus interroger Baptiste sur ce fait. On ne me
laissa pas seul un instant dans la chambre aux dames et on la referma
dès que j'en fus sorti. Je sentis que rien ne me retenait plus
au château d'Ionis et je partis le lendemain matin,
furtivement, pour échapper à la conduite en voiture
dont on m'avait menacé.
Le cheval et le grand air me remirent tout à fait. Je
traversai assez vite les bois qui environnaient le château,
dans la crainte d'être poursuivi par la sollicitude de ma belle
hôtesse. Puis je ralentis mon cheval à deux lieues de
là, et arrivai tranquillement à Angers dans
l'après-midi.
Ma figure était un peu altérée : mon père
ne s'en aperçut pas beaucoup ; mais rien n'échappe
à l'oeil d'une mère, et la mienne s'en inquiéta.
Je parvins à la tranquilliser en mangeant avec appétit
; j'avais arraché à Baptiste le serment de ne rien dire
; il y avait mis cette restriction, qu'il ne le tiendrait pas si je
venais à retomber malade.
Aussi je m'en gardais bien ! Je me soignai moralement et physiquement
comme un garçon très épris de la conservation de
son être. Je travaillai sans excès, je me promenai
régulièrement, j'éloignai toute idée
lugubre, je m'abstins de toute lecture excitante. La raison de toute
cette raison prenait sa source dans une folie obstinée, mais
tranquille, et, pour ainsi dire, maîtresse d'elle-même.
Je voulais constater devant mon propre jugement que je n'avais pas
été fou, que je ne l'étais pas, et qu'il n'y
avait rien de plus avéré à mes propres yeux que
l'existence des dames vertes. Je voulais aussi remettre mon esprit
dans l'état de lucidité nécessaire pour cacher
mon secret et le nourrir en moi comme la source de ma vie
intellectuelle et le criterium de ma vie morale.
Toute trace de crise s'effaça donc rapidement, et, à me
voir studieux, raisonnable et modéré en toutes choses,
il eût été impossible de deviner que
j'étais sous l'empire d'une idée fixe, d'une monomanie
bien conditionnée.
Trois jours après mon retour à Angers, mon père
m'envoya à Tours pour une autre affaire. J'y passai
vingt-quatre heures, et, quand je revins chez nous, j'appris que
Madame d'Ionis était venue s'entendre avec mon père sur
la suite de son procès. Elle avait paru céder à
la raison positive : elle consentait à le gagner.
Je fus content de ne l'avoir pas rencontrée. Il serait
impossible de dire qu'une aussi charmante femme me fût devenue
antipathique ; mais il est certain que je craignais plus que je ne
désirais de me retrouver avec elle. Son scepticisme, dont elle
n'avait paru se débarrasser un jour avec moi que pour m'en
accabler le lendemain, me faisait l'effet d'une injure et me causait
une souffrance inexprimable.
Au bout de deux mois, quelque effort que je fisse pour paraître
heureux, ma mère s'aperçut de l'épouvantable
tristesse qui régnait au fond de mes pensées. Tout le
monde remarquait en moi un grand changement à mon avantage, et
elle s'en était réjouie d'abord. Ma conduite
était d'une austérité complète, et mon
entretien aussi grave et aussi sensé que celui d'un vieux
magistrat. Sans être dévot, je me montrais religieux. Je
ne scandalisais plus les simples par mon voltairianisme. Je jugeais
avec impartialité toutes choses et critiquais sans aigreur
celles que je n'admettais pas. Tout cela était
édifiant, excellent ; mais je n'avais plus de goût
à rien et je portais la vie comme un fardeau. Je
n'étais plus jeune, je ne connaissais plus ni l'ivresse de
l'enthousiasme ni l'entraînement de la gaieté.
Ma pauvre mère s'en alarma et se querella avec mon
père, qui me trouvait charmant ainsi, et se rengorgeait quand
les personnes graves lui faisaient compliment de ma bonne tenue et de
ma belle conduite.
Mais, un jour, je surpris tout le monde par la chaleur et la
sensibilité avec lesquelles je plaidai et gagnai une de ces
causes de sentiment qui permettent l'effusion complète d'un
coeur honnête. J'avais un besoin irrésistible de
m'épancher. J'eus un succès incroyable, une sorte
d'ovation dans ma ville natale. Mon père en pleura de joie et
dit à sa femme :
- Voyez-vous, ma mie, que ce garçon, accusé par vous de
froideur et de science trop étudiée, est un volcan
d'éloquence et un foudre de guerre ! Vous verrez, vous verrez
! Avant peu, il fera parler de lui jusqu'à Paris !
J'eus d'autres succès du même genre, et notre
clientèle, déjà si nombreuse, s'accrut
rapidement. Mon père, voyant que ma parole était
goûtée, me confia tous les plaidoyers importants,
prétendant qu'il était en âge de se reposer, mais
dans le généreux dessein de s'effacer derrière
moi. Mon pauvre digne père travaillait, d'ailleurs, plus que
jamais, et comme en cachette de moi, afin de m'apporter tout à
coup les causes élucidées, les difficultés
surmontées, la procédure admirablement
résumée, enfin toute la peine et tout l'ennui de la
besogne mâchés, comme il disait, et prêts à
mettre sous la dent. J'avais donc peu de travail réel et de
faciles succès que je devais à l'inspiration, et qui me
permettaient de consacrer bien des heures à la rêverie.
Mon père ne s'en inquiétait plus. Tout ce qui pouvait
me réconcilier avec ma profession et m'en ôter les
épines, lui semblait devoir être encouragé par
lui, et il en était venu même à me conseiller de
ne pas abandonner la poésie, soeur de l'éloquence,
disait-il, et saine nourricière de l'orateur.
J'eus donc le temps, malgré mes grandes occupations, de faire
des vers, et j'aurais eu encore ce temps-là, quand même
on ne me l'eût pas laissé, car je ne dormais presque
plus, et ne recherchais aucun de ces amusements qui absorbent les
trois quarts de la vie d'un jeune homme. Je ne songeais plus à
l'amour, je fuyais le monde, je ne paradais plus avec les hommes de
mon âge sous les yeux des belles dames du pays. J'étais
retiré, méditatif, austère, très doux
avec les miens, très modeste avec tout le monde, très
ardent aux luttes du barreau. Je passais pour un garçon
accompli, mais j'étais profondément malheureux.
C'est que je nourrissais, avec un stoïcisme étrange, une
passion insensée et sans analogue dans la vie. J'aimais une
ombre ; je ne pouvais même pas dire une morte. Toutes mes
recherches historiques n'avaient abouti qu'à me prouver ceci :
les trois demoiselles d'Ionis n'avaient peut-être jamais
existé que dans la légende. Leur histoire,
placée par les derniers chroniqueurs à l'époque
de Henri II, était déjà une vieille chronique
incertaine à cette même époque. Il ne restait
d'elles ni un titre, ni un nom, ni un écusson dans les papiers
de la famille d'Ionis, que mon père, en raison du
procès, avait tous entre les mains ; ni même une pierre
tumulaire en aucun lieu de la contrée !
J'adorais donc une pure fiction, éclose, selon toute
apparence, dans les fumées de mon cerveau. Mais voilà
où il eût été impossible de me convaincre.
J'avais vu et entendu cette merveille de beauté ; elle
existait dans une région où il m'était
impossible de l'atteindre, mais d'où il lui était
possible de descendre vers moi. Creuser le problème de cette
existence indéfinissable et le mystère du lien qui
s'était formé entre nous m'eût conduit au
délire. Je le sentais, je ne voulais rien expliquer, rien
approfondir ; je vivais par la foi, qui est l'argument des choses qui
n'apparaissent pas, une folie sublime, soit, si la raison n'est que
l'argument de ce qui tombe sous les sens.
Ma folie n'était pas aussi puérile qu'on eût pu
le craindre. Je la soignais comme une faculté
supérieure et ne lui permettais pas de descendre des hauteurs
où je l'avais placée. Je m'abstins donc de toute
évocation nouvelle, dans la crainte de m'égarer
à la poursuite cabalistique de quelque chimère indigne
de moi. L'immortelle m'avait dit de devenir digne qu'elle
restât vivante dans ma pensée. Elle ne m'avait pas
promis de revenir sous la forme où je l'avais vue. Elle avait
dit que cette forme n'existait pas et n'était que la
création produite en moi par l'élévation de mon
sentiment pour elle. Je ne devais donc pas tourmenter mon cerveau
pour la reproduire, car mon cerveau pouvait la dénaturer et
faire surgir quelque image au-dessous d'elle. Je voulais purifier ma
vie et cultiver en moi le trésor de la conscience, dans
l'espoir que, à un moment donné, cette céleste
figure viendrait d'elle-même se placer devant moi et
m'entretenir avec cette voix chérie que je n'avais pas
mérité d'entendre longtemps.
Sous l'empire de cette manie, j'étais en train de devenir
homme de bien, et il est fort étrange que je fusse conduit
à la sagesse par la folie. Mais c'était là
quelque chose de trop subtil et de trop tendu pour la nature humaine.
Cette rupture de mon âme avec le reste de mon être, et de
ma vie avec les entraînements de la jeunesse, devait me
conduire peu à peu au désespoir, peut-être
à la fureur.
Je n'en étais encore qu'à la mélancolie, et,
bien que très pâli et très amaigri, je
n'étais ni malade, ni insensé en apparence, lorsque la
cause des d'Ionis contre les d'Aillane arriva au rôle. Mon
père m'avertit de préparer mon plaidoyer pour la
semaine suivante. Il y avait alors trois mois environ que j'avais
quitté, par une matinée de juin, le funeste
château d'Ionis.