A mesure que nous avions
étudié cette triste affaire, nous nous étions
bien convaincus, mon père et moi, qu'elle était
"imperdable". Deux testaments se trouvaient en présence : l'un
qui, depuis cinq ans, avait reçu sa pleine exécution,
était en faveur de M. d'Aillane. Gêné à
l'époque de cet héritage, il s'était
libéré en vendant l'immeuble qu'il regardait comme
sien. L'autre testament, découvert trois ans après, par
un de ces étranges hasards qui font dire que, parfois, la vie
ressemble à un roman, dépouillait tout à coup
les d'Aillane pour enrichir Madame d'Ionis. La validité de ce
dernier acte était incontestable ; la date, postérieure
à celle du premier, était nette et précise. M.
d'Aillane plaidait l'état d'enfance du testateur et
l'espèce de pression que M. d'Ionis avait exercée sur
lui à ses derniers moments. Ce dernier point était
assez réel ; mais l'état d'enfance ne pouvait
être constaté en aucune façon.
En outre, M. d'lonis prétendait, avec raison, que,
pressé par ses créanciers, d'Aillane leur avait
cédé l'immeuble au-dessous de sa valeur, et il
réclamait une somme assez importante, puisque c'était
le dernier débris de la fortune de ses adversaires.
M. d'Aillane n'espérait guère le succès. Il
sentait la faiblesse de sa cause ; mais il tenait à se laver
de l'accusation, portée contre lui, d'avoir connu ou seulement
soupçonné l'existence du second testament, d'avoir
engagé la personne qui en était dépositaire
à le tenir caché pendant trois ans, et de s'être
hâté de mobiliser l'héritage pour échapper
en partie aux conséquences de l'avenir. Il y avait donc, en
outre du fond de l'affaire, discussion sur la valeur réelle de
l'immeuble, exagérée en plus et en moins par les deux
parties, dans les débats antérieurs à
l'intervention de mon père dans le procès.
Nous causions ensemble sur ce dernier point, mon père et moi,
et nous n'étions pas tout à fait d'accord, lorsque
Baptiste nous annonça la visite de M. d'Aillane fils,
capitaine au régiment de ***.
Bernard d'Aillane était un beau garçon, de mon
âge à peu près, fier, vif et plein de franchise.
Il s'exprima très poliment, faisant appel à notre
honneur en homme qui en connaissait la rigidité ; mais,
à la fin de son exorde, emporté par la vivacité
de son naturel, il laissa percer une menace fort claire contre moi,
pour le cas où, dans ma plaidoirie, je viendrais à
exprimer quelque doute sur la parfaite loyauté de son
père.
Le mien fut plus ému que moi de ce défi, et, avocat
dans l'âme, il s'en courrouça avec éloquence. Je
vis que d'un projet de conciliation allait naître une querelle,
et je priai les deux interlocuteurs de m'écouter.
- Permettez, mon père, dis-je, de faire observer à M.
d'Aillane qu'il vient de commettre une grave imprudence, et que, si
je n'étais pas, grâce au devoir de ma profession, d'un
sang plus rassis que le sien, je prendrais plaisir à provoquer
sa colère, en faisant argument de tout pour les besoins de ma
cause.
- Qu'est-ce à dire ? s'écria mon père, qui
était le plus doux des hommes dans son intérieur, mais
passablement emporté dans l'exercice de ses fonctions.
J'espère bien, mon fils, que vous ferez argument de tout, et
que, s'il y a lieu, le moins du monde, à suspecter la bonne
foi de vos adversaires, ce ne seront point la petite moustache et la
petite épée de M. le capitaine d'Aillane, non plus que
la grande moustache et la grande épée de Monsieur son
père, qui vous retiendront de la proclamer.
Le jeune d'Aillane était hors de lui, et, ne pouvant s'en
prendre à un homme de l'âge de mon père, il avait
grand besoin de s'en prendre à moi. Il m'envoya quelques
paroles assez aigres que je ne relevai pas, et, m'adressant toujours
à mon père, je lui répondis :
- Vous avez parfaitement raison de croire que je ne me laisserai pas
intimider ; mais il faut pardonner à M. d'Aillane d'avoir en
cette pensée. Si je me trouvais dans la même situation
que lui, et que votre honneur fût en cause, songez, mon cher
père, que je ne serais peut-être pas plus patient et
plus raisonnable qu'il ne faut. Ayons donc des égards pour son
inquiétude, et, puisque nous pouvons la soulager, n'ayons pas
la rigueur de la faire durer davantage. J'ai assez examiné
l'affaire pour être persuadé de l'extrême
délicatesse de toute la famille d'Aillane, et je me ferai un
plaisir comme un devoir de lui rendre hommage en toute occasion.
- Voilà tout ce que je voulais, Monsieur, s'écria le
jeune homme en me serrant les mains, et, maintenant, gagnez votre
procès, nous ne demandons pas mieux !
- Un instant, un instant ! reprit mon père avec le feu
qu'à l'audience il portait dans ses répliques. Je ne
sais quelles sont, en définitive, vos idées, mon fils,
sur cette parfaite loyauté ; mais, quant à moi, si je
trouve, dans l'historique de l'affaire, des circonstances où
elle me paraît évidente, il en est d'autres qui me
laissent des doutes, et je vous prie de ne vous engager à
rien, avant d'avoir pesé toutes les objections que
j'étais en train de vous faire lorsque Monsieur nous a
accordé l'honneur de sa visite.
- Permettez-moi, mon père, répondis-je avec
fermeté, de vous dire que de légères apparences
ne me suffiraient pas pour partager vos doutes. Sans parler de la
réputation bien établie de M. le Comte d'Aillane, j'ai
sur son compte et sur celui de sa famille un témoignage...
Je m'arrêtai, en songeant que ce témoignage de ma
sublime et mystérieuse amie, je ne pouvais l'invoquer sans
faire rire de moi. Il était pourtant si sérieux dans ma
pensée, que rien au monde, pas même des faits apparents,
ne m'en eussent fait douter.
- Je sais de quel témoignage vous parlez, dit mon père.
Madame d'lonis a beaucoup d'affection...
- Je connais à peine Madame d'Ionis ! répliqua vivement
le jeune d'Aillane.
- Aussi, je ne parle point de vous, Monsieur, reprit mon père
en souriant, je parle du Comte d'Aillane et de Mademoiselle sa
fille.
- Et moi, mon père, dis-je à mon tour, je n'ai pas
voulu parler de Madame d'Ionis.
- Peut-on vous demander, me dit le jeune d'Aillane, quelle est la
personne qui a en sur vous cette heureuse influence, afin que je
puisse lui en avoir gré ?
- Vous me permettrez, Monsieur, de ne pas vous le dire. Ceci m'est
tout personnel.
Le jeune capitaine me demanda pardon de son indiscrétion, prit
congé de mon père un peu froidement, et se retira en me
témoignant sa gratitude pour mes bons
procédés.
Je le suivis jusqu'à la porte de la rue, comme pour le
reconduire. Là, il me tendit encore la main ; mais, cette
fois, je retirai la mienne, et, le priant d'entrer un instant dans
mon appartement, qui donnait sur le vestibule d'entrée de
notre maison, je lui déclarai de nouveau que j'étais
persuadé de la noblesse de sentiments de son père, et
bien déterminé à ne pas porter la moindre
atteinte à l'honneur de sa famille. Après quoi je lui
dis :
- Ceci établi, Monsieur, vous allez me permettre de vous
demander raison de l'insulte que vous m'avez faite, en doutant de ma
fierté jusqu'à me menacer de votre ressentiment. Si je
ne l'ai pas fait devant mon père, qui semblait m'y pousser,
c'est parce que je sais que, sa colère passée, il se
fût senti le plus malheureux des hommes. J'ai aussi une
mère fort tendre ; c'est ce qui me fait vous demander le
secret sur l'explication que nous avons ici. Chargé des
intérêts de Madame d'Ionis, c'est demain que je plaide
sa cause. Je vous prie donc de m'accorder pour après-demain,
au sortir du Palais, le rendez-vous que je vous demande.
- Non, parbleu ! il n'en sera rien, s'écria le jeune homme en
me sautant au cou. Je n'ai pas la moindre envie de tuer un
garçon qui me montre tant de coeur et de justice ! J'ai eu
tort, j'ai agi en mauvaise tête, et me voilà tout
prêt à vous en demander pardon.
- C'est fort inutile, Monsieur, car vous étiez tout
pardonné d'avance. Dans mon état, on est exposé
à ces offenses-là, et elles n'atteignent pas un
honnête homme ; mais il n'y en a pas moins
nécessité pour moi de me battre avec vous.
- Oui-da ! Et pourquoi diable, après les excuses que je vous
fais ?
- Parce que ces excuses sont intimes, tandis que votre visite ici a
été publique. Voilà votre grand cheval qui
piaffe à notre porte, et votre soldat galonné qui
attire tous les regards. Vous savez bien ce que c'est qu'une petite
ville de province. Dans une heure, tout le monde saura qu'un brillant
officier est venu menacer un petit avocat plaidant contre lui, et
vous pouvez être bien sûr que, demain, lorsque j'aurai
pour vous et les vôtres les égards que je crois vous
devoir, plus d'un esprit malveillant m'accusera d'avoir peur de vous,
et rira de ma figure placée en regard de la vôtre. Je me
résigne à cette humiliation ; mais, mon devoir
accompli, j'aurai un autre devoir qui sera de prouver que je ne suis
pas un lâche, indigne d'exercer une profession honorable, et
capable de trahir la confiance de ses clients dans la crainte d'un
coup d'épée. Songez que je suis très jeune,
Monsieur, et que j'ai à établir mon caractère,
à présent ou jamais.
- Vous me faites comprendre ma faute, répondit M. d'Aillane.
Je n'ai pas senti la gravité de ma démarche, et je vous
dois des excuses publiques.
- Il sera trop tard après ma plaidoirie. On pourrait toujours
croire que j'ai cédé à la crainte : et il serait
trop tôt auparavant, on pourrait croire que vous craignez mes
révélations.
- Alors je vois qu'il n'y a pas moyen de s'arranger, et que tout ce
que je peux faire pour vous, c'est de vous donner la
réparation que vous exigez. Comptez donc sur ma parole et sur
mon silence. En sortant du Palais, demain, vous me trouverez au lieu
qu'il vous plaira de désigner.
Nous fîmes nos conventions. Après quoi, le jeune
officier me dit d'un air affectueux et triste :
- Voilà pour moi une mauvaise affaire, Monsieur ! car, si
j'avais le malheur de vous tuer, je crois que je me tuerais
moi-même après. Je ne pourrais pas me pardonner la
nécessité où j'ai mis un homme de coeur comme
vous de jouer sa vie contre la mienne. Dieu veuille que le
résultat ne soit pas trop grave ! Il me servira de
leçon. Et, en attendant, quoi qu'il arrive, voyez mon repentir
et n'ayez pas une trop mauvaise idée de moi. Il est bien
certain que le monde nous élève mal, nous autres jeunes
gens de famille ! Nous oublions que la bourgeoisie nous vaut et qu'il
est temps de compter avec elle. Allons, donnez-moi la main à
présent, en attendant que nous nous coupions la gorge !
Madame d'Ionis devait venir le lendemain pour assister aux
débats. J'avais reçu d'elle plusieurs lettres
très amicales où elle ne me détournait plus de
mon devoir d'avocat, et où elle se contentait de me
recommander de respecter l'honneur de ses parents, qui ne pouvait,
disait-elle, être méconnu et offensé sans qu'il
en rejaillît de la honte sur elle-même. Il était
facile de voir qu'elle comptait sur sa présence pour me
contenir, au cas où je me laisserais emporter par quelque
dépit oratoire.
Elle se trompait en supposant qu'elle eût exercé sur moi
quelque pouvoir. J'étais désormais gouverné par
une plus haute influence par un souvenir bien autrement puissant que
le sien.
Je m'entretins encore avec mon père dans la soirée, et
l'amenai à me laisser libre d'apprécier comme je
l'entendais le côté moral de l'affaire. Il me donna le
bonsoir en me disant d'un air un peu goguenard, que je ne compris pas
plus que ses paroles :
- Mon cher enfant, prends garde à toi ! Madame d'Ionis est,
pour toi, un oracle, je le sais ! Mais j'ai grand'peur que tu ne
tiennes le bougeoir pour un autre.
Et, comme il vit mon étonnement, il ajouta :
- Nous parlerons de cela plus tard. Songe à bien parler demain
et à faire honneur à ton père!
Au moment de me mettre au lit, je fus frappé de la vue d'un
noeud de rubans verts attaché à mon oreiller avec une
épingle. Je le pris et sentis qu'il contenait une bague :
c'était l'étoile d'émeraude dont le souvenir ne
m'était resté que comme celui d'un rêve de la
fièvre. Elle existait, cette bague mystérieuse ; elle
m'était rendue!
Je la passai à mon doigt et je la touchai cent fois pour
m'assurer que je n'étais pas dupe d'une illusion ; puis je
l'ôtai et l'examinai avec une attention dont je n'avais pas
été capable au château d'Ionis, et j'y
déchiffrai cette devise en caractères très
anciens : "Ta vie n'est qu'à moi."
C'était donc une défense de me battre ? L'immortelle ne
voulait pas me permettre encore d'aller la rejoindre ? Ce fut une
cruelle douleur ; car, depuis quelques heures, la soif de la mort
s'était emparée de moi, et j'espérais être
autorisé par les circonstances à me débarrasser
de la vie sans révolte et sans lâcheté.
Je sonnai Baptiste, que j'entendais marcher encore dans la
maison.
- Écoute, lui dis-je, il faut me dire la vérité,
mon ami ; car tu es un honnête homme, et ma raison est dans tes
mains. Qui est venu ici dans la soirée ? Qui a apporté
la bague dans ma chambre, là, sur mon oreiller ?
- Quelle bague, Monsieur? Je n'ai pas vu de bague.
- Mais, maintenant, ne la vois-tu pas ? N'est-elle pas à mon
doigt ? Ne l'y as-tu pas déjà vue au château
d'lonis ?
- Certainement, Monsieur, que je la vois et que je la reconnais bien
! C'est celle que vous aviez perdue là-bas et que j'ai
retrouvée entre deux carreaux ; mais je vous jure, sur
l'honneur, que je ne sais pas comment elle se trouve ici, et qu'en
faisant votre couverture, je n'ai rien vu sur votre oreiller.
- Au moins, peut-être, pourras-tu me dire une chose que je n'ai
jamais osé te demander après cette fièvre qui
m'avait rendu fou pendant quelques heures. Par qui cette bague
m'avait-elle été prise au château d'Ionis ?
- Voilà ce que je ne sais pas non plus, Monsieur ! Ne vous la
voyant plus au doigt, j'ai pensé que vous l'aviez
cachée... pour ne pas compromettre...
- Qui ? Explique-toi !
- Dame ! Monsieur, est-ce que ce n'est pas Madame d'Ionis qui vous
l'avait donnée ?
- Nullement.
- Après ça, Monsieur n'est pas forcé de me
dire... Mais ça doit être elle qui vous l'a
renvoyée.
- As-tu vu quelqu'un de chez elle venir ici, aujourd'hui ?
- Non, Monsieur, personne. Mais celui qui a fait la commission
connaît les êtres de la maison, pas moins !
Voyant que je ne tirerais rien de l'examen des choses réelles,
je congédiai Baptiste et me livrai à mes rêveries
accoutumées. Tout cela ne pouvait plus être
expliqué naturellement. Cette bague contenait le secret de ma
destinée. J'étais désolé d'avoir à
désobéir à mon immortelle et j'étais
heureux en même temps de m'imaginer qu'elle tenait sa promesse
de veiller sur moi.
Je ne fermai pas l'oeil de la nuit. Ma pauvre tête était
bien malade et mon coeur encore plus. Devais-je
désobéir à l'arbitre de ma destinée ?
Devais-je lui sacrifier mon honneur ? Je m'étais engagé
trop avant avec M. d'Aillane pour revenir sur mes pas. Je
m'arrêtais par moments à la pensée du suicide
pour échapper au supplice d'une existence que je ne comprenais
plus. Et puis je me tranquillisais par la pensée que cette
terrible et délicieuse devise : "Ta vie n'est qu'à
moi", n'avait pas le sens que je lui attribuais, et je résolus
de passer outre, me persuadant que l'immortelle m'apparaîtrait
sur le lieu même du combat, si sa volonté était
de l'empêcher.
Mais pourquoi ne m'apparaissait-elle pas elle-même pour mettre
fin à mes perplexités ? Je l'invoquais avec une ardeur
désespérée.
- L'épreuve est trop longue et trop cruelle ! lui disais-je,
j'y perdrai la raison et la vie. Si je dois vivre pour toi, si je
t'appartiens...
Un coup de marteau à la porte de la maison me fit tressaillir.
Il ne faisait pas encore jour. Il n'y avait que moi
d'éveillé chez nous. Je m'habillai à la
hâte. On frappa un second coup, puis un troisième, au
moment où je m'élançais dans le vestibule.
J'ouvris tout tremblant. Je ne sais quel rapport mon imagination
pouvait établir entre cette visite nocturne et le sujet de mes
angoisses ; mais, quel que fût le visiteur, j'avais le
pressentiment d'une solution. C'en était une, en effet, bien
que je ne pusse comprendre le lien des événements
où j'allais voir bientôt se dénouer ma
situation.
Le visiteur était un domestique de Madame d'Ionis, qui
arrivait à bride abattue avec une lettre pour mon père
ou pour moi, car nos deux noms étaient sur l'adresse.
Pendant qu'on se levait dans la maison pour venir ouvrir, je lus ce
qui suit :
"Arrêtez le procès. Je reçois à l'instant
et vous transmets une nouvelle grave, qui vous dégage de votre
parole envers M. d'Ionis. M. d'lonis n'est plus. Vous en aurez la
nouvelle officielle dans la journée."
Je portai la lettre à mon père.
- A la bonne heure ! dit-il. Voilà une heureuse affaire pour
notre belle cliente, si ce maussade défunt ne lui laisse pas
trop de dettes : une heureuse affaire aussi pour les d'Aillane ! La
cour y perdra l'occasion d'un beau jugement, et toi celle d'un beau
plaidoyer. Alors... dormons, puisqu'il n'y a rien de mieux à
faire !
Il se retourna vers la ruelle ; puis il me rappela comme je sortais
de sa chambre.
- Mon cher enfant, me dit-il en se frottant les yeux, je pense
à une chose : c'est que vous êtes amoureux de Madame
d'Ionis, et que, si elle est ruinée...
- Non, non, mon père ! m'écriai-je, je ne suis pas
amoureux de Madame d'Ionis.
- Mais tu l'as été ? Voyons, la vérité ?
C'est là la cause de ce bon changement qui s'est fait en toi.
L'ambition du talent t'est venue... et cette mélancolie dont
ta mère s'inquiète...
- Certainement ! dit ma mère, qui avait été
réveillée par les coups de marteau à une heure
indue, et qui était entrée, en cornette de nuit,
pendant que nous causions ; soyez sincère, mon cher fils !
vous aimez cette belle dame, et même je crois que vous en
êtes aimé. Eh bien, confessez-vous à vos
parents...
- Je veux bien me confesser, répondis-je en embrassant ma
bonne mère, j'ai été amoureux de Madame d'Ionis
pendant deux jours, mais j'ai été guéri le
troisième jour.
- Sur l'honneur ? dit mon père.
- Sur l'honneur !
- Et la raison de ce changement?
- Ne me la demandez pas, je ne puis vous la dire.
- Moi, je la sais, dit mon père riant et bâillant
à la fois : c'est que la petite Madame d'Ionis et ce beau
cousin qui ne la connaît pas... Mais ce n'est pas l'heure de
faire des propos de commère. Il n'est que cinq heures, et,
puisque mon fils ne soupire ni ne plaide aujourd'hui, je
prétends dormir la grasse matinée.
Délivré de l'anxiété relative au duel, je
pris un peu de repos. Dans la journée, le décès
de M. d'Ionis, arrivé à Vienne quinze jours auparavant
(les nouvelles n'allaient pas vite en ce temps-là), fut
publié dans la ville, et le procès suspendu en vue
d'une prochaine transaction entre les parties.
Nous reçûmes, le soir, la visite du jeune d'Aillane. Il
venait me faire ses excuses devant mon père, et, cette fois,
je les acceptai de grand coeur. Malgré l'air grave avec lequel
il parlait de la mort de M. d'Ionis, nous vîmes bien qu'il
avait peine à cacher sa joie.
Il accepta notre souper ; après quoi, il me suivit dans mon
appartement.
- Mon cher ami, me dit-il, car il faut que vous me permettiez de vous
donner ce nom désormais, je veux vous ouvrir mon coeur, qui
déborde malgré moi. Vous ne me jugez pas assez
intéressé, j'espère, pour croire que je me
réjouis follement de la fin du procès. Le secret de mon
bonheur...
- N'en parlez pas, lui dis-je, nous le savons, nous l'avons
deviné !
- Et pourquoi n'en parlerais-je pas avec vous, qui méritez
tant d'estime et qui m'inspirez tant d'affection ? Ne croyez pas
être un inconnu pour moi. Il y a trois mois que je m'occupe de
vous, et que je rends compte de toutes vos actions et de tous vos
succès à...
- A qui donc ?
- A une personne qui s'intéresse à vous on ne peut plus
! à Madame d'Ionis. Elle a été fort
inquiète de vous pendant quelque temps après votre
séjour chez elle. C'est au point que j'en étais jaloux.
Elle m'a rassuré de ce côté-là, en me
disant que vous aviez été assez grièvement
malade pendant vingt-quatre heures.
- Alors, dis-je avec un peu d'inquiétude, comme elle n'a pas
de secrets pour vous, elle vous aura appris la cause de ces heures de
délire...
- Oui, ne vous en tourmentez pas ; elle m'a tout raconté, et
sans que ni elle ni moi ayons songé à nous en moquer.
Bien au contraire, nous en étions fort tristes, et Madame
d'Ionis se reprochait de vous avoir laissé jouer avec
certaines idées dont on peut recevoir trop d'émotion.
Ce que je sais, moi, c'est que, tout en jurant comme un beau diable
que je ne crois pas aux dames vertes, je n'aurais jamais eu le
courage de les évoquer deux fois. Il y a mieux, si elles
m'eussent apparu, j'aurais certainement tout cassé dans la
chambre ; et vous, que j'ai si sottement provoqué hier, vous
me semblez, quant aux choses surnaturelles, beaucoup plus hardi que
je ne serais curieux.
Cet aimable garçon, qui était alors en congé,
revint me voir les jours suivants, et nous fûmes bientôt
intimement liés. il ne pouvait pas encore se montrer au
château d'lonis, et il attendait avec impatience que sa belle
et chère cousine lui permît de s'y présenter,
après qu'elle aurait consacré aux convenances les
premiers jours de son deuil. Il eût voulu se tenir dans une
ville plus voisine de sa résidence ; mais elle le lui
interdisait formellement, ne se fiant pas à la prudence d'un
fiancé si épris.
Il disait, d'ailleurs, avoir des affaires à Angers, bien qu'il
ne sût dire lesquelles, et il ne paraissait pas s'en occuper
beaucoup, car il passait tout son temps avec moi.
Il me raconta ses amours avec Madame d'Ionis. Ils avaient
été destinés l'un à l'autre et
s'étaient aimés dès l'enfance. Caroline avait
été sacrifiée à l'ambition et mise au
couvent pour rompre leur intimité. Ils s'étaient revus
en secret avant et depuis le mariage avec M. d'lonis. Le jeune
capitaine ne se croyait pas forcé de m'en faire
mystère, les relations ayant été constamment
pures.
- S'il en eût été autrement, disait-il, vous ne
me verriez pas confiant et bavard comme me voilà avec
vous.
Son expansion, que je me défendais d'abord de partager, finit
par me gagner. Il était de ces caractères ouverts et
droits contre lesquels rien ne sert de se défendre ; c'est
bouder contre soi-même. Il questionnait avec insistance et
trouvait le moyen d'agir ainsi sans paraître curieux ni
importun. On sentait qu'il s'intéressait à vous et
qu'il eût voulu voir ceux qu'il aimait aussi heureux que
lui-même.
Je me laissai donc aller jusqu'à lui raconter toute mon
histoire, et même à lui avouer l'étrange passion
dont j'étais dominé. Il m'écouta très
sérieusement et m'assura qu'il ne trouvait rien de ridicule
dans mon amour. Au lien de chercher à m'en distraire, il me
conseillait de poursuivre la tâche que je m'étais
imposée de devenir un homme de bien et de mérite.
- Quand vous en serez là, me disait-il, si toutefois vous n'y
êtes pas déjà, ou il se fera dans votre vie je ne
sais quel miracle, ou bien votre esprit, tout à coup
calmé, reconnaîtra qu'il s'était
égaré à la poursuite d'une douce chimère
; quelque réalité plus douce encore la remplacera, et
vos vertus, ainsi que vos talents, n'en seront pas moins des biens
acquis d'un prix inestimable.
- Jamais, lui répondis-je, jamais je n'aimerai que l'objet de
mon rêve.
Et, pour lui faire voir combien toutes mes pensées
étaient absorbées, je lui montrai tous les vers et
toute la prose que j'avais écrits sous l'empire de cette
passion exclusive. Il les lut et les relut avec le naïf
enthousiasme de l'amitié. Si j'eusse voulu le prendre au mot,
je me serais cru un grand poète. Il sut bientôt par
coeur les meilleures pièces de mon recueil et me les
récitait avec feu, dans nos promenades au vieux château
d'Angers et dans les charmants environs de la ville. Je
résistai au désir qu'il me témoigna de les voir
imprimer. Je pouvais faire des vers pour mon plaisir et pour le
soulagement de mon âme agitée, mais je ne devais pas
chercher la renommée du poète. A cette époque,
et dans le milieu où je vivais, c'eût été
un grand discrédit pour ma profession.
Enfin vint le jour où il lui fut permis de paraître au
château d'Ionis, dont Caroline n'était pas sortie depuis
trois mois qu'elle était veuve. Il reçut d'elle une
lettre dont il me lut le post-scriptum. J'étais invité
à l'accompagner, dans les termes les plus formels et les plus
affectueux.