Nous arrivâmes par une
journée de décembre. La terre était couverte de
neige et le soleil se couchait dans des nuées violettes d'un
ton superbe, mais d'un ton mélancolique. Je ne voulus pas
gêner les premières effusions de coeur des deux amants,
et j'engageai Bernard à prendre de l'avance sur moi aux
approches du château. J'avais, d'ailleurs, besoin de me trouver
seul avec mes pensées dans les premiers moments.
Ce n'était pas sans une vive émotion que je revoyais
ces lieux où, pendant trois jours, j'avais vécu des
siècles.
Je jetai la bride de mon cheval à Baptiste, qui prit le chemin
des écuries, et j'entrai seul par une des petites portes du
parc.
Ce beau lieu, dépouillé de fleurs et de verdure, avait
un plus grand caractère. Les sombres sapins secouaient leurs
frimas sur ma tête, et le branchage des vieux tilleuls
chargés de givre dessinait de légères arcades de
cristal sur le berceau des allées. On eût dit les nefs
d'une cathédrale gigantesque, offrant tous les caprices d'une
architecture inconnue et fantastique.
Je retrouvai le printemps dans la rotonde de la bibliothèque.
On l'avait isolée des galeries contiguës, en remplissant
les arcades de panneaux vitrés, afin d'en faire une
espèce de serre tempérée. L'eau de la fontaine
murmurait donc toujours parmi les fleurs exotiques encore plus belles
que celles que j'avais vues, et cette eau courante, tandis qu'au
dehors toutes les eaux dormaient enchaînées sous la
glace, était agréable à voir et à
entendre.
J'eus quelque peine à me décider à regarder la
néréide. Je la trouvai moins belle que le souvenir
resté en moi de celle dont elle me rappelait la forme et les
traits. Puis, peu à peu, je me mis à l'admirer et
à la chérir comme on chérit un portrait qui vous
retrace au moins l'ensemble et quelques traits d'une personne
aimée. Ma sensibilité était depuis si longtemps
contenue et surexcitée, que je fondis en larmes et restai
assis et comme brisé, à la place où j'avais vu
celle que je n'espérais plus revoir.
Un bruit de robe de soie me fit relever la tète, et je vis
devant moi une femme assez grande, très mince, mais du port le
plus gracieux, qui me regardait avec sollicitude. Je songeai un
instant à l'assimiler à ma vision ; mais la nuit qui se
faisait rapidement ne me permettait pas de bien distinguer sa figure,
et, d'ailleurs, une femme en paniers et en falbalas ressemble si peu
à une nymphe de la renaissance, que je me défendis de
toute illusion et me levai pour la saluer comme une simple
mortelle.
Elle me salua aussi, hésita un instant à m'adresser la
parole, puis enfin elle s'y décida et je tressaillis au son de
sa voix, qui faisait vibrer tout mon être. C'était la
voix d'argent, la voix sans analogue sur la terre, de ma
divinité. Aussi fus-je muet et incapable de lui
répondre. Comme devant mon immortelle, j'étais
enivré et hors d'état de comprendre ce qu'elle me
disait.
Elle parut très embarrassée de mon silence, et je fis
un effort pour sortir de cette ridicule extase. Elle me demandait si
je n'étais pas M. Just Nivières.
- Oui, Madame, lui répondis-je enfin, je vous supplie de me
pardonner ma préoccupation. J'étais un peu
indisposé... je m'étais assoupi...
- Non ! reprit-elle avec une adorable douceur, vous pleuriez ! C'est
ce qui m'a attirée ici, de la galerie où j'attendais le
signal de l'arrivée de mon frère.
- Votre frère...
- Oui, votre ami, Bernard d'Aillane.
- Ainsi vous êtes Mademoiselle d'Aillane ?
- Félicie d'Aillane, et j'ose dire votre amie aussi, bien que
vous ne me connaissiez pas et que je vous voie pour la
première fois. Mais l'estime que mon frère fait de vous
et tout ce qu'il nous a écrit sur votre compte m'ont
donné pour vous une sympathie réelle. C'est donc avec
chagrin, avec inquiétude que je vous ai entendu sangloter. Mon
Dieu ! j'espère que vous n'avez pas été
frappé dans vos affections de famille ; si vos dignes parents,
dont j'ai aussi entendu dire tant de bien, étaient dans la
peine, vous ne seriez point ici.
- Grâce à Dieu, répondis-je, je suis tranquille
sur le compte de toutes les personnes que j'aime, et le chagrin
personnel que j'éprouvais tout à l'heure se dissipe au
son de votre voix et aux douces paroles qu'elle m'adresse. Mais
comment se fait-il qu'ayant une soeur telle que vous, Bernard ne m'en
ait jamais parlé ?
- Bernard est absorbé par une affection dont je ne suis pas
jalouse et que je comprends bien, car Madame d'Ionis est une tendre
soeur pour moi ; mais n'êtes-vous pas venu avec lui, et
d'où vient que je vous trouve seul ici, sans que personne soit
averti de votre arrivée ?
- Bernard a pris les devants...
- Ah ! je comprends. Eh bien, laissons-les ensemble encore un peu ;
ils ont tant de choses à se dire, et leur attachement est si
noble, si fraternel, si ancien déjà ! Mais venez
auprès de la cheminée de la bibliothèque, car il
fait un peu frais ici.
Je compris qu'elle ne trouvait pas convenable de rester dans
l'obscurité avec moi, et je la suivis à regret. Je
craignais de voir sa figure, car sa voix me plongeait dans une forte
illusion, comme si mon immortelle se fût pliée à
m'entretenir en langue vulgaire des détails du monde des
vivants.
Il y avait du feu et de la lumière dans la bibliothèque
et je pus alors voir ses traits, qui étaient admirablement
beaux et qui me rappelaient confusément ceux que je croyais
bien fixés dans ma mémoire. Mais, à mesure que
je l'examinais avec autant d'attention que le respect me permettait
d'en laisser paraître, je reconnus que ces trois images de la
néréide, du fantôme et de Mademoiselle d'Aillane
se confondaient dans ma tête, sans qu'il me fût possible
de les isoler pour faire à chacune la part d'admiration qui
lui était due. C'était le même type, j'en
étais bien certain ; mais je ne pouvais plus constater les
différences, et je m'apercevais avec effroi de l'incertitude
de ma mémoire quant à la sublime apparition. J'y avais
trop pensé, j'avais trop cru la revoir, je ne me la
représentais plus qu'à travers un nuage.
Et puis, au bout de quelques instants, j'oubliai cette angoisse pour
ne plus voir que Mademoiselle d'Aillane, belle comme la plus pure et
la plus élégante des nymphes de Diane, et aussi
naïvement affectueuse avec moi qu'un enfant qui se confie
à une figure sympathique. Il y avait en elle une
chasteté pour ainsi dire rayonnante, un abandon de coeur
adorable sans aucune pensée de coquetterie ; rien des
manières toujours un peu réservées d'une fille
de qualité parlant à un bourgeois. Il semblait que je
fusse un parent, un ami d'enfance avec qui elle refaisait
connaissance après une séparation de quelques
années. Son regard limpide n'avait pas le feu concentré
de celui de Madame d'Ionis. C'était une lumière sereine
comme celle des étoiles. Impressionnable et nerveux comme je
l'étais devenu à la suite de tant de veilles
exaltées, je me sentais comme rajeuni, reposé et
rafraîchi délicieusement sous cette bénigne
influence.
Elle me parlait sans art et sans prétention, mais avec une
distinction naturelle et une droiture de jugement qui trahissaient
une éducation morale bien au-dessus de celle qu'on regardait
alors comme suffisante pour les femmes de son rang. Elle n'avait
aucun de leurs préjugés, et c'était avec une
angélique bonne foi et même avec une certaine passion
d'enfant généreuse qu'elle acceptait les
conquêtes de l'esprit philosophique qui nous entraînait
tous, à notre insu, vers une ère nouvelle.
Mais, par-dessus tout, elle avait le charme irrésistible de la
douceur ; et je le subis d'emblée sans songer à m'en
préserver, sans me souvenir que j'avais prononcé, dans
le secret de mon âme, un sorte de voeu monastique qui me
consacrait au culte de l'insaisissable idéal.
Elle me parla avec abandon des chagrins et des joies de sa famille,
du rôle que j'avais joué dans les
péripéties de ces derniers temps, et de la
reconnaissance qu'elle croyait me devoir pour la manière dont
j'avais parlé à Bernard de l'honneur de leur
père.
- Vous savez donc toutes ces choses? lui dis-je avec attendrissement.
Vous devez apprécier tout ce qu'il m'en coûtait d'avoir
à vous combattre !
- Je sais tout, me dit-elle, et même le duel que vous avez
failli avoir avec mon frère. Hélas ! tout le tort
était de son côté ; mais il est de ceux qui se
relèvent meilleurs après une faute, et c'est de
là que date son estime pour vous. Il tarde à mon
père, que ses affaires ont retenu à Paris tous ces
temps-ci, mais qui sera ici bientôt, de vous dire qu'il vous
regarde désormais comme un de ses enfants. Vous l'aimerez,
j'en suis sûre ; c'est un homme d'un esprit supérieur et
d'un caractère à la hauteur de son esprit.
Comme elle parlait ainsi, un bruit de voiture et les aboiements des
chiens au dehors la firent sauter sur sa chaise.
- C'est lui ! s'écria-t-elle, je parie que c'est lui qui
arrive ! Venez avec moi à sa rencontre.
Je la suivis, tout enivré. Elle m'avait mis le flambeau dans
les mains et courait devant moi, si svelte et si souple, que nul
statuaire n'eût pu concevoir un plus pur idéal de nymphe
et de déesse. J'étais déjà habitué
à voir cet idéal costumé à la mode de mon
temps. Sa toilette, d'ailleurs, était exquise de goût et
de simplicité, et je voulus voir encore un rapprochement
symbolique dans la couleur de sa robe de soie changeante, qui
était d'un blanc mat, à reflets de vert tendre.
- Voici M. Nivières, dit-elle en me montrant à son
père, aussitôt qu'elle l'eut embrassé avec
effusion.
- Ah ! ah ! répondit-il d'un ton qui me parut singulier et qui
m'eût troublé, s'il ne fût venu à moi en me
tendant les deux mains avec une cordialité non moins
surprenante : ne vous étonnez pas du plaisir que j'ai à
vous voir ; vous êtes l'ami de mon fils, le mien par
conséquent, et je sais, par lui, tout ce que vous valez.
Madame d'Ionis et Bernard accouraient ; je trouvai Caroline embellie
par le bonheur. Quelques moments après, nous étions
tous réunis autour de la table, avec l'abbé de Lamyre,
qui était arrivé dans la matinée, et la bonne
Zéphyrine, qui avait fermé les yeux de la
douairière d'Ionis quelques semaines auparavant, et qui
portait le deuil comme toutes les personnes de la maison. Les
d'Aillane, n'étant parents des d'Ionis que par alliance,
s'étaient dispensés d'une formalité qui, de leur
part, n'eût pu sembler qu'un acte d'hypocrisie.
Le souper ne fut pas bruyant. On devait s'abstenir de gaieté
et d'expansion devant les domestiques, et Madame d'lonis sentait si
bien les convenances de sa situation, qu'elle se contenait sans
effort et maintenait ses hôtes au même diapason. Le plus
difficile à rendre grave était l'abbé de Lamyre.
Il ne pouvait se défendre de l'habitude de chantonner deux ou
trois vers de couplet, en manière de résumé
philosophique, à travers la conversation.
Malgré cette sorte de contrainte, la joie et l'amour
étaient dans l'air de cette maison, où personne ne
pouvait raisonnablement regretter M. d'Ionis, et où
l'étroitesse d'idées et la banalité de coeur de
la douairière avaient laissé fort peu de vide. On y
respirait un parfum d'espoir et de délicate tendresse qui me
pénétrait, et dont je m'étonnais de ne pas me
sentir attristé, moi qui m'étais fiancé à
l'éternelle solitude.
Il est vrai que, depuis ma liaison avec Bernard, je marchais à
grands pas vers la guérison. Son caractère plein
d'initiative m'avait arraché bon gré, mal gré,
à mes habitudes de tristesse. En m'arrachant aussi mon secret,
il m'avait soustrait à la funeste tendance qui me portait vers
le détachement de toutes choses.
- Un secret sans confident est une maladie mortelle, m'avait-il
dit.
Et il m'avait écouté divaguer sans paraître
s'apercevoir de ma folie : tantôt il avait semblé la
partager, tantôt il m'avait adroitement présenté
des doutes qui m'avaient gagné. J'en étais
arrivé, la plupart du temps, à croire que, sauf
l'inexplicable fait de la bague, mon imagination avait tout
créé dans mes aventures fantastiques.
Je trouvai chez M. d'Aillane toute la supériorité de
coeur et d'esprit que ses enfants m'avaient annoncée. Il me
témoignait une sympathie à laquelle je répondais
de toute mon âme.
On se sépara le plus tard possible. Pour moi, quand minuit
sonna et que Madame d'Ionis donna le signal du bonsoir
général, j'eus un sentiment de douleur, comme si je
retombais d'un songe délicieux dans une morne
réalité. J'avais si longtemps renversé en moi la
notion de la vie, prenant celle-ci pour le rêve et le
rêve pour la veille, que cet effroi de me retrouver seul
était, à mes propres yeux, une sorte de prodige subit,
qui ébranlait tout mon être.
Je n'aurais certes pas voulu encore admettre l'idée que je
pouvais aimer ; mais il est certain que, sans me croire amoureux de
Mademoiselle d'Aillane, je sentais pour elle une amitié
extraordinaire. Je n'avais cessé de la regarder à la
dérobée dans les moments où elle ne m'adressait
pas la parole, et plus je m'initiais à sa beauté de
lignes un peu étrange, plus je me persuadais retrouver l'effet
produit sur moi par le fantôme adoré ; seulement,
c'était une fascination plus douce et qui me remplissait
moralement d'un bien-être inouï. Cette physionomie limpide
inspirait une confiance absolue et quelque chose d'ardemment
tranquille comme la foi.
Bernard, qui pas plus que moi n'avait envie de dormir, babilla avec
moi jusqu'à deux heures du matin. Nous étions
logés dans la même chambre, non plus la chambre aux
dames, ni même celle où j'avais été
malade, mais un joli appartement décoré, dans le
goût de Boucher, des images les plus roses et les plus
souriantes. Il n'avait pas plus été question de dames
vertes que si l'on n'en eût jamais entendu parler.
Bernard, tout en m'entretenant de sa chère Caroline, me
questionna sur l'opinion que j'avais conçue de sa chère
Félicie. Je ne savais d'abord comment lui répondre. Je
craignais de dire trop ou trop peu. Je m'en tirai en lui demandant
à mon tour pourquoi il m'avait si peu parlé d'elle.
- Est-il possible, lui dis-je, que vous ne l'aimiez pas autant
qu'elle vous aime ?
- Je serais, répondit-il, un étrange animal si je
n'adorais pas ma soeur. Mais vous étiez si
préoccupé de certaines idées, que vous ne
m'auriez pas seulement écouté si je vous eusse fait son
éloge. Et puis, dans la situation où nous étions
et où nous sommes malheureusement encore, ma soeur et moi, il
ne convenait guère que j'eusse l'air de vous la proposer.
- Et comment eussiez-vous pu avoir l'air de me faire un pareil
honneur ?
- Ah ! c'est qu'il y a une circonstance singulière dont j'ai
été bien des fois sur le point de vous parler, et que
vous avez certainement déjà remarquée : la
ressemblance étonnante de Félicie avec la
néréide de Jean Goujon, dont vous étiez
épris au point de prêter ses traits à votre
fantôme.
- Je ne me trompais donc pas! m'écriai-je, Mademoiselle
d'Aillane ressemble, en beau, à cette statue ?
- En beau !... merci pour elle ! Mais vous voyez, cette ressemblance
vous impressionne ; voilà pourquoi je me suis abstenu de vous
la signaler d'avance.
- Je comprends que vous ayez craint de me suggérer des
prétentions... que je ne puis avoir !
- J'ai craint de vous rendre amoureux d'une jeune personne qui ne
pouvait prétendre à vous ; voilà, mon cher ami,
tout ce que j'ai craint. Tant que la situation de fortune de Madame
d'Ionis ne sera pas connue, nous devons nous considérer comme
dans la misère. Votre père et le mien craignent que son
mari n'ait tout mangé, et qu'en la nommant sa légataire
universelle, il ne lui ait fait qu'une mauvaise plaisanterie. Dans ce
cas, jamais nous n'accepterons la petite fortune qu'elle veut nous
céder et à laquelle nos droits sont contestables, comme
vous le savez de reste. Je ne l'en épouserai pas moins,
puisque nous nous aimons, mais sans consentir à ce qu'elle me
reconnaisse, par contrat, le moindre avoir. Alors, ma soeur, sans
aucune espèce de dot, - car ma femme ne serait pas assez riche
pour lui en faire une, et Félicie ne souffrira jamais qu'elle
se gêne pour elle, - est résolue à se faire
religieuse.
- Religieuse, elle? Jamais ! Bernard, vous ne devez jamais consentir
à un pareil sacrifice !
- Pourquoi donc, mon cher ami ? dit-il avec un sentiment de tristesse
et de fierté que je compris. Ma soeur a été
élevée dans cette idée-là, et même
elle a toujours montré le goût de la retraite.
- Vous n'y songez pas ! Il est impossible qu'une personne aussi
accomplie ne daigne pas consentir à faire le bonheur d'un
honnête homme ; il est encore plus impossible qu'un
honnête homme ne se rencontre pas pour implorer d'elle ce
bonheur !
- Je ne dis pas qu'il n'en sera peut-être pas ainsi ! C'est une
question que l'avenir résoudra, d'autant plus que, si Madame
d'Ionis reste un peu riche, je ne me ferai pas de scrupule de lui
laisser doter ma soeur dans une limite modeste, mais suffisante
à la modestie de ses goûts. Seulement, nous ne savons
rien encore, et, dans tous les cas, j'aurais eu mauvaise grâce
à vous dire : "J'ai une soeur charmante qui réalise
votre idéal..." C'eût été vous dire :
"Songez-y !..." c'eût été vous jeter à la
tête une fille beaucoup trop fière pour consentir jamais
à entrer dans une famille plus riche qu'elle, par la porte de
l'exaltation d'un jeune poète. Or, le raisonnement que j'ai
fait, je le fais encore, et je vous prie bien sérieusement,
mon cher ami, de ne pas trop remarquer la ressemblance de ma soeur
avec la néréide.
Je gardai un instant le silence ; puis, sentant malgré moi que
cette recommandation me troublait plus que je ne m'y serais attendu
moi-même, je lui dis avec une sincérité brusque
:
- Alors, mon cher Bernard, pourquoi donc m'avez-vous amené ici
?
- Parce que je croyais ma soeur partie. Elle devait rejoindre,
à Tours, mon père, qui lui-même ne devait venir
ici que dans une quinzaine. Les événements contrarient
mes prévisions ; mais je n'en suis pas moins tranquille pour
ma soeur, ayant affaire à un homme tel que vous.
- Etes-vous aussi tranquille pour moi, Bernard ? lui dis-je d'un ton
de reproche.
- Oui, répondit-il avec un peu d'émotion. Je suis
tranquille, parce que vous aurez la force d'âme de vous dire
ceci : une fille de coeur et de mérite a le droit de vouloir
être recherchée par un homme dont le coeur soit libre,
et elle serait peu flattée de découvrir, un jour,
qu'elle n'a dû sa recherche qu'au hasard d'une
ressemblance.
Je compris si bien cette réponse, que je n'ajoutai plus rien
et résolus de ne plus trop regarder Mademoiselle d'Aillane,
dans la crainte de me donner follement le change à
moi-même. Je pris même la résolution de partir,
pour peu que je vinsse à être trop ému de cette
fatale ressemblance, et c'est ce qui m'arriva dès le
lendemain. Je sentis que je devenais éperdument épris
de Mademoiselle d'Aillane, que le rêve de la
néréide s'effaçait devant elle, et que Bernard
s'en apercevait avec inquiétude.
Je pris congé, prétendant que mon père ne
m'avait donné que vingt-quatre heures de liberté.
J'étais décidé à ouvrir mon coeur
à mes parents et à leur demander l'autorisation
d'offrir mon âme et ma vie à Mademoiselle d'Aillane. Je
le fis avec la plus grande sincérité. Le récit
de mes souffrances passées fit rire mon père et pleurer
ma mère. Cependant, quand j'eus assez bien dépeint cet
état de désespoir où j'étais tombé
par moments et qui m'avait fait envisager avec une sorte de
volupté la pensée de suicide, mon père redevint
sérieux, et s'écria en regardant ma mère :
- Ainsi, voilà un enfant qui a été maniaque sous
nos yeux, et nous ne nous en sommes pas doutés ! Et vous
pensiez, ma mie, qu'il nous cachait sa flamme pour la belle d'Ionis
qui est si bien vivante, tandis qu'il se consumait pour la belle
d'Ionis qui est morte, si tant est qu'elle ait jamais existé !
Vraiment, il se passe d'étranges choses dans la tête des
poètes, et j'avais bien raison, dans les commencements, de me
méfier de cette diablesse de poésie. Allons,
grâces soient rendues à la belle d'Aillane qui ressemble
à la néréide et qui nous a guéri notre
insensé ! Il faut l'épouser à tout prix, et la
demander bien vite avant qu'on sache si elle aura une dot ; car, si
elle doit en avoir une, elle se trouvera trop grande dame pour
épouser un avocat. Pourquoi diantre Madame d'Ionis ne
m'a-t-elle pas confié le soin de sa liquidation ? Nous
saurions à quoi nous en tenir, au lieu que ce vieux procureur
de Paris n'en finira pas de six mois. Est-ce qu'on travaille à
Paris? On fait de la politique et on néglige les affaires
!
Dès le lendemain, mon père et moi, nous retournions
à lonis. Notre demande fut soumise à M. d'Aillane, qui
commença par m'embrasser ; après quoi, il tendit la
main à mon père et lui dit avec une droiture toute
chevaleresque :
- Oui, et merci !
Je me jetai de nouveau dans ses bras et il ajouta :
- Attendez pourtant que ma fille y consente, car je yeux qu'elle soit
heureuse. Quant à moi, je vous la donne sans savoir si elle
sera assez riche pour vous ; parce que, si elle l'est, je suis
décidé à vous trouver assez noble pour elle.
Vous risquez le tout pour tout. Eh bien, mordieu ! j'en veux faire
autant et ne pas rester au-dessous de l'exemple que vous me donnez.
Vous n'avez pas d'ambition d'argent, vous autres ; moi, je n'ai plus
de préjugés de noblesse. Nous voilà donc
d'accord. J'ai votre parole et vous avez la mienne. Seulement, je
tiens à ce que ma fille seule en décide : et vous
allez, cher Monsieur Nivières, laisser votre fils faire sa
cour lui-même, car son amour est bien nouveau, et c'est
à lui d'inspirer la confiance sur ce point. Quant à son
caractère et à son talent, nous les connaissons, et il
n'y aura pas d'objection de ce côté-là.
Il me fut donc permis d'être assidu au château d'Ionis,
et ce fut, relativement au passé, le plus beau temps de mon
existence.
J'aimais, dans les conditions normales de la vie, un être
au-dessus de la région ordinaire de la vie ; un ange de
bonté, de douceur, d'intelligence et de beauté
idéales.
Elle me fit attendre l'espérance. Elle s'exprimait librement
sur son estime et sa sympathie pour moi ; mais, quand je parlais
d'amour, elle montrait quelque doute.
- Ne vous trompez-vous pas, disait-elle, et n'avez-vous pas
aimé avant moi, et plus que moi, certaine inconnue que mon
frère n'a jamais voulu me nommer ?
Un jour, elle me dit :
- Ne portez-vous pas là, au doigt, une certaine bague qui est
pour vous un talisman, et, si je vous demandais de la jeter dans la
fontaine, m'obéiriez-vous ?
- Non certes ! m'écriai-je, je ne m'en séparerai
jamais, puisque c'est vous qui me l'avez donnée.
- Moi ! que dites-vous là ?
- Oui, c'est vous ! ne me le cachez plus. C'est vous qui avez
joué le rôle de la dame verte pour satisfaire Madame
d'Ionis, qui voulait vous faire décréter sa ruine et
qui croyait trouver en moi la personne digne de foi dont son mari
exigeait le témoignage. C'est vous qui, en cédant
à sa fantaisie jusqu'à m'apparaître sous un
aspect fantastique, m'avez tracé mon devoir
conformément à la délicatesse et à la
fierté de votre âme.
- Eh bien, oui, c'est moi ! dit-elle, c'est moi qui ai failli vous
rendre fou et qui m'en suis cruellement repentie quand j'ai su,
tardivement, combien vous aviez souffert de cette aventure
romanesque. On vous avait, une première fois,
éprouvé par une scène de fantasmagorie où
je n'étais pour rien. Quand on vous vit si courageux, plus
courageux que l'abbé de Lamyre, à qui Caroline avait
joué, pour se divertir, un tour semblable, on s'imagina
pouvoir vous régaler d'une apparition qui n'avait rien de bien
effrayant. Je me trouvais ici secrètement, car la
douairière d'lonis ne m'y eût pas soufferte volontiers.
Caroline, frappée de ma ressemblance avec la nymphe de la
fontaine, s'imagina de me coiffer et de m'habiller comme elle, pour
me faire rendre mon oracle, qui ne fut pas conforme à ses
désirs, mais auquel vous avez religieusement obéi, sans
oublier un seul instant le soin de notre honneur. Je partis le
lendemain matin, et on me laissa ignorer ensuite que vous aviez
été grièvement malade ici, à la suite de
cette apparition. Quand vous eûtes une querelle avec Bernard,
j'étais à Angers, et c'est moi qui vous renvoyai la
bague que je vous avais fait trouver dans votre chambre. Cette
circonstance avait été inventée par Madame
d'Ionis, qui possédait deux bagues pareilles, fort anciennes,
et qui avait tout disposé pour notre roman. C'est elle qui
vous l'a reprise ensuite pendant votre fièvre, dans la crainte
de vous voir trop exalté par cette apparence de
réalité, et préférant vous laisser croire
que vous aviez tout rêvé.
- Et je ne l'ai pas cru ! jamais ! Mais comment aviez-vous repris
possession de cette bague qui n'était pas à vous?
- Caroline me l'avait donnée, dit-elle en rougissant, parce
que je l'avais trouvée jolie !
Puis elle se hâta d'ajouter :
- Quand Bernard vous eut confessé, j'appris enfin par quels
chagrins et quelles vertus vous aviez mérité de revoir
la dame verte. Je résolus alors d'être votre soeur et
votre amie pour réparer, par l'affection de toute ma vie,
l'imprudence où je m'étais laissé
entraîner et vous dédommager ainsi des peines que je
vous avais causées. Je ne m'attendais guère à
vous plaire autant au grand jour qu'au clair de la lune. Eh bien,
puisqu'il en est ainsi, sachez que vous n'avez pas été
seul malheureux, et que...
- Achevez ! m'écriai-je en tombant à ses pieds.
- Eh bien, eh bien... dit-elle en rougissant encore plus et en
baissant la voix, bien que nous fussions seuls auprès de la
fontaine, sachez que j'avais été punie de ma
témérité. J'étais, ce jour-là, une
enfant bien tranquille et bien gaie. Je sus très bien jouer
mon rôle, et mes deux soeurs, Bernard et l'abbé de
Lamyre, qui nous écoutaient derrière ces rochers,
trouvèrent que j'y avais mis une gravité dont ils ne me
croyaient pas capable. La vérité est qu'en vous voyant
et en vous écoutant, je fus prise moi-même de je ne sais
quel vertige. D'abord, je me figurai que j'étais
réellement une morte. Destinée au cloître, je
vous parlai comme séparée déjà du monde
des vivants. La conviction de mon rôle me gagna. Je sentis que
je m'intéressais à vous. Vous m'invoquiez avec une
passion... qui me troubla jusqu'au fond de l'âme. Si vous
voyiez ma figure, je voyais aussi la vôtre... et quand je
rentrai dans mon couvent, j'eus peur des voeux que je devais
prononcer, je sentis qu'en jouant à m'emparer de votre
liberté, j'avais livré et perdu la mienne.
En me parlant ainsi, elle s'était animée. La timide
pudeur du premier aveu avait fait place à la confiance
enthousiaste. Elle entoura ma tête de ses beaux bras longs et
souples et m'embrassa au front, en disant :
- Je te l'avais bien promis que tu me reverrais ! J'étais
navrée en te faisant cette promesse que je croyais trompeuse,
et, pourtant, quelque chose de divin, une voix de la Providence me
disait à l'oreille : "Espère, puisque tu aimes !"
Nous fûmes unis le mois suivant. La liquidation de Madame
d'lonis, devenue Madame d'Aillane, n'était pas
terminée, quand éclata la Révolution, qui mit
fin à toute contestation de la part des créanciers de
son mari, jusqu'à nouvel ordre. Après la Terreur, elle
se retrouva dans une situation aisée, mais non opulente :
j'eus donc la joie et l'orgueil d'être le seul appui de ma
femme. Le beau château d'Ionis était vendu, les terres
dépecées. Des paysans, égarés par un
patriotisme peu éclairé, avaient brisé la
fontaine, croyant que c'était la baignoire d'une reine.
Un jour, on m'apporta la tête et un bras de la
néréide, que j'achetai au mutilateur et que je garde
précieusement. Ce que personne n'avait pu briser,
c'était mon bonheur de famille ; ce qui avait traversé,
ce qui traversa toujours, inaltérable et pur, les
tempêtes politiques, ce fut mon amour pour la plus belle et la
meilleure des femmes.