Par une belle matinée du
mois de juin, vers la fin du siècle dernier, un beau jeune
homme s'avançait dans cette contrée admirable qui forme
la base de l'Etna du côté de Catane, et qui, en raison
de sa position, porte le nom de "regione piemontese" il allait
visiter le volcan gigantesque de la Sicile, et, comme ce
n'était pas la première fois qu'il entreprenait cette
excursion, il n'avait pas jugé nécessaire de se munir
d'un guide surtout dans la partie riante et habitée qu'il
parcourait et dont chaque sentier, chaque vallon couvert de fleurs et
de fruits, chaque coteau tapissé de vignes, lui étaient
devenus familiers dans ses fréquentes promenades. Il montait
un beau et bon cheval qu'il laissa à Nicolosi, village d'un
aspect assez sombre, bâti de laves et de basaltes, et servant
de limite entre le pays enchanté que notre voyageur venait de
franchir, et la région déserte et sauvage, qui
s'élève rapidement vers la sommité de l'Etna.
Après s'être reposé quelques heures et avoir
loué une mule, la plus vigoureuse qu'il pût trouver dans
le bourg, - et ce n'était pas beaucoup dire, - il repartit
vers 5 heures de l'après-midi, déterminé
à marcher toute la soirée et toute la nuit, afin
d'arriver au cratère au lever du soleil et d'y contempler le
plus magnifique spectacle de l'univers : toute la Sicile
déployée en triangle sous ses pieds et baignée
de l'immense mer, où la vue ne rencontre plus de bornes que du
côté du détroit et des monts de la Calabre.
- Il me semble, mon bon Tricket, dis-je en interrompant le narrateur,
que tu fais des phrases un peu longues.
- Elles ne le sont pas encore assez pour être à la mode,
me répondit-il sans se déconcerter, et il continua.
Le voyageur eut un assaut à soutenir contre le babil de
l'hôtesse de Nicolosi qui voulait l'engager à prendre un
guide. "Sainte Vierge ! disait-elle, c'est une véritable folie
que de vous engager ainsi tout seul dans ces bois où il est si
facile de s'égarer que nos pâtres eux-mêmes s'y
égarent tous les jours. Et si vous alliez vous engloutir dans
une de ces cheminées souterraines qu'on rencontre à
chaque pas ? "Gesù mio signore", ne vous exposez pas ainsi,
car si vous échappez aux dangers de la route, qui sait quels
malins esprits peuvent se jouer de vous et vous jeter en bas de la
montagne ? Il y a un certain génie malfaisant qu'on
appelle...
- Vous me conterez cette histoire demain, ma bonne hôtesse,
interrompit le voyageur. Aujourd'hui, elle retarderait trop mon
départ. Je pense que les malins esprits m'attaqueront aussi
bien avec une escorte de cent hommes, s'ils ont envie de contrarier
ma marche. J'ai déjà fait cinq ou six fois ce chemin,
et je dois le connaître assez bien pour m'y maintenir avec
quelque attention. Et puis, pensa-t-il en s'éloignant de
Nicolosi au trot de sa mule, et en traversant la pleine
inclinée, couverte de cendres rougeâtres qui domine le
village, mon plaisir sera sans mélange. Si je parviens seul au
terme de ce désert terrible et majestueux, je n'aurai pas
à essuyer les éternels et fatigants avis d'un guide qui
veut se rendre nécessaire et doubler son importance, en vous
exagérant les dangers du chemin. Je n'aurai pas non plus
l'importune distraction de ses explications plates et
grossières, ni l'inquiétante contrariété
de ses fatigues feintes ou réelles, ni l'embarras de ces mille
ruses perfides par lesquelles ils cherchent à faire doubler
leur salaire et manquer votre voyage. Il faut être seul pour
sentir toute l'exaltation qu'une nuit sur l'Etna est capable
d'inspirer : la présence d'un être de mon espèce
me rappellerait que je suis un homme, et seul avec le vent et la
neige, j'espère l'oublier. Je veux pouvoir enfin abandonner
mon âme au désordre de ces éléments
fougueux qui règnent en maîtres absolus sur une terre
déchirée et bouleversée chaque jour au
gré de leur caprice.
Le jeune homme, dans son enthousiasme, ne manqua pas de s'identifier
avec Empédocle. Sa situation l'exigeait rigoureusement,
quoiqu'il fît le plus beau temps du monde, et que rien ne
rendît l'approche du volcan périlleuse.
Il arriva sans difficulté à la grotte des
Chèvres, station ordinaire des voyageurs et seul gîte
qu'ils puissent trouver dans cette forêt inhabitable. Il y fit
les préparatifs d'usage pour y passer le moins mal possible la
première partie de la nuit, c'est-à-dire qu'il coupa de
l'herbe qu'il plaça devant sa mule attachée à un
arbre voisin ; qu'il abattit du bois et alluma du feu que la
température glacée de cette région rend
indispensable, et auprès duquel il fit un souper assez frugal,
dont il s'était précautionné en quittant
l'auberge de Nicolosi. Après quoi, il donna un dernier coup
d'oeil à sa monture, que ses habitudes rustiques et sa
sobriété naturelle préservèrent du besoin
de l'enthousiasme pour s'accommoder de sa position. Puis il ranima le
feu en y traînant la moitié d'un bouleau
desséché, et s'enveloppant dans son vaste manteau, il
chercha à goûter quelques heures de sommeil, en
attendant celle de se remettre en route ; cependant, il ferma en vain
les yeux ; en vain, il s'étendit sur son lit de feuilles
sèches et y changea vingt fois de position. Quoiqu'il
s'assurât bien, en examinant sévèrement son
âme ferme et aventureuse, qu'elle ne recevait pas plus
légère émotion de crainte, soit la
nouveauté de sa situation dans cette imposante solitude, soit
la subtilité d'un air qu'il n'était pas
accoutumé à respirer, il lui fut impossible de
s'endormir : l'abondance et la vivacité de ses pensées
fatiguaient son cerveau, tous ses nerfs éprouvaient une
excitation extraordinaire. Tantôt la chaleur du foyer le
suffoquait, mais s'il écartait un peu son manteau pour
s'alléger, le froid le saisissait et le faisait frissonner de
la tête aux pieds : tantôt il lui semblait que des voix
humaines se mêlaient aux plaintes du vent dans les vieux
chênes de la forêt. Il les écoutait avec un
plaisir mélancolique ; et puis, son imagination leur
prêtant des modulations qu'elles n'avaient pas, il les
répétait intérieurement jusqu'à ce qu'il
fût excédé de leur monotonie. Enfin,
renonçant au sommeil, il s'assit et resta, les coudes
appuyés sur ses genoux et ses yeux fixés sur la braise
rouge de son foyer, d'où s'échappaient sous mille
formes et avec mille ondulations variées, des flammes blanches
et bleues. C'est là, pensait-il, une image réduite des
jeux de la flamme et des mouvements de la lave dans les irruptions de
l'Etna. Que ne suis-je appelé à contempler cet
admirable spectacle dans toutes ses horreurs ? Ou que n'ai-je les
yeux d'une fourmi pour admirer ce bouleau embrasé ; avec quels
transports de joie aveugle et de frénésie d'amante, ces
essaims de petites phalènes blanchâtres viennent s'y
précipiter ! Voilà pour elles le volcan dans toute sa
majesté ! Voilà le spectacle d'un immense incendie.
Cette lumière éclatante les enivre et les exalte comme
ferait pour moi la vue de toute la forêt embrasée ; la
nature n'a rien fait de misérable, tout y jouit d'une richesse
relative de sensations, tout y est sensations, tout y possède
des trésors de jouissance et des torrents de délices.
Au milieu de la création, l'homme est de tous les êtres
celui qui, avec plus de facultés pour apprécier le
bonheur, plus ingrat devant tant de bienfaits...
Une sorte de frémissement qui se fit entendre non loin du
voyageur, interrompit le cours de ses pensées. Il porta la
main à ses pistolets et, levant les yeux, il aperçut de
l'autre côté du foyer, au travers de la fumée qui
se déployait en légers tourbillons tantôt blancs
et opaques, tantôt transparents comme un voile de gaze une
longue et noire figure où brillaient deux gros yeux
effarés et que surmontaient deux longues oreilles.
Heureusement pour le voyageur, il était esprit fort ; aucun
sentiment de terreur n'altérait sa vue et son jugement ; il
reconnut sa pauvre mule qui, transie de froid, avait réussi
à se détacher et, s'étant approchée
machinalement du brasier, fixait sur cet objet éclatant des
regards d'une terreur panique et stupide. Son cavalier s'approcha
d'elle, lui frotta les flancs avec une poignée d'herbe
sèche, et lui replaçant la bride, il se remit en marche
comme la lune recommençait à blanchir
l'horizon.
Il avait encore quelques milles
à faire au travers des bois de chênes verts, de sapins
et de bouleaux dont cette partie du mont, appelée "regione
silvosa", est couverte, avant que d'arriver à la région
des neiges et des glaces qui environnent le cratère. Le chemin
était facile et assez doux aux pieds de la mule, quoique
s'élevant rapidement à mesure qu'elle s'avançait
; le vent s'était calmé avec le lever de la lune et le
froid devenait beaucoup moins rigoureux, surtout dans les parties
abritées par la forêt. Le voyageur cheminait sous
l'influence de pensées riantes et de sensations nouvelles. Il
respirait avec délices cet air éthéré de
la montagne, qui peu à peu produit sur le cerveau une sorte
d'ivresse. La solitude et la nuit exercent toujours sur nous un effet
moral qui se manifeste délicieux ou terrible suivant les
nuances de notre caractère. Amédée, -
c'était le nom du voyageur, - ne trouvait dans la
majesté imposante de ces lieux que des sentiments de
bien-être et d'enthousiasme. La lune, en s'élevant
derrière les sapins, projetait leurs ombres gigantesques d'une
colline à l'autre. Son rayon oblique perçait dans les
intervalles, jetait sur les objets une blancheur lumineuse qui les
revêtait de formes fantastiques. Chaque genêt
épineux agité par le vent semblait être
animé, chaque bloc de lave qui présentait ses
aspérités bizarres et ses boursouflures cassantes,
ressemblait aux ruines d'un édifice moresque. Le voyageur
était plongé dans une de ces rêveries vagues
pendant lesquelles une partie de notre âme ne s'aperçoit
pas de ce qui occupe l'autre, lorsqu'un chant doux et plaintif comme
la brise s'éleva avec la lune du coteau boisé qui
bornait l'horizon. Cette fois dit-il, ce n'est pas une illusion : un
hasard peu ordinaire amène quelqu'un cette nuit dans la
forêt. Il faut que ce soit un voyageur comme moi ou un
pâtre égaré...
C'était en effet le lai mélancolique d'un berger, mais
les intonations avaient une justesse et une pureté que
rencontrent rarement ceux qui suivent en chantant les seules
inspirations de la nature. A mesure que cette mélodie se
rapprochait, Amédée, qui était lui-même un
excellent musicien et un chanteur plein de goût,
acquérait la conviction qu'un artiste fort habile et
doué d'étonnantes facultés était seul
capable de remplir ainsi l'espace du son de sa voix puissante, sans
le secours d'aucun instrument ; pourtant, cette voix était
trop suave, trop caressante, trop argentine parfois, pour s'exhaler
d'une poitrine d'homme. Elle était aussi trop pleine, trop
grave, trop sonore pour le gosier délicat d'une femme :
c'était un mélange de ce qu'il y a de plus harmonieux
dans les facultés musicales de chaque sexe ; c'était
à la fois une basse, un contralto et un ténor,
c'était enfin une voix comme Amédée n'en avait
jamais entendu, même en ces chanteurs d'Italie qu'une
consécration particulière dévoue au culte des
muses et aux tourments des furies.
Il s'arrêta pour mieux écouter, mais comme la voix
semblait monter, il se remit en marche pour la suivre,
s'étonnant avec raison qu'on pût chanter avec cette
précision, cette longue haleine et cette force prodigieuse en
gravissant une côte rapide au milieu d'un air vif et
pénétrant. Ce chant mystérieux n'était ni
moins bizarre, ni moins ravissant que l'organe qui le modulait :
c'était une invocation tantôt plaintive, tantôt
passionnée adressée aux Esprits de la montagne ; les
paroles semblaient à peine astreintes aux règles de la
versification et pourtant c'était une poésie
enthousiaste et sauvage qui portait le caractère de
l'improvisation. Elles arrivaient distinctes à l'oreille du
voyageur, quoique le chanteur invisible parût marcher sur un
autre sentier à quelque distance.
"Je te salue, Etna ! disait la voix. Géant parmi les
géants, roi de la terre et des mers ! Esprits de la nuit ;
vents qui soufflez sur les vieux arbres, fins souterrains qui
frémissez sous les bruyères ; génies des ravins
et des précipices, vous qui, légers comme l'air,
reposez sur la pointe de ces roches fragiles, que le poids d'un petit
oiseau ferait écrouler, vous qui dansez sur l'arène des
cendres bleues et rouges du volcan sans y imprimer la trace de vos
pas, vous qui prenez pour mouture un flocon de neige emporté
par l'ouragan ou un brin de mousse desséchée,
enlevée à l'écorce des bouleaux, saluez tous le
mont Gibel, le mont à la triple tête, le roi à la
couronne flamboyante, le monarque à la robe de feu."
"Et toi, ajoutait la voix en modérant son éclat et
s'abaissant par degrés vers une mélodie suave et
religieuse, et toi, douce et blanche reine des nuits, silencieuse
Hécate, belle, éternellement jeune et belle,
enveloppe-nous de tes reflets argentés, reçois
l'hommage mystérieux et pur des enfants de la forêt
antique."
Ici le chanteur s'arrêta, et le voyageur transporté
d'admiration et ravi de plaisir ne put résister au
désir de voir l'incomparable artiste qui l'avait
charmé. Il résolut de l'appeler par un chant du
même genre : se livrant donc aux inspirations de son
génie musical, qui le servit assez bien dans cette
circonstance, il trouva facilement dans l'harmonie des terminaisons
italiennes une sorte de rime libre à la manière de son
compétiteur :
"Toi qui ravis mon âme de tes accents divins,
s'écria-t-il, toi qui m'as fait entendre une mélodie
plus enchanteresse que la harpe d'or des Elus, qui que tu sois, homme
ou femme, ange ou démon, sylphide ou nécroman, viens
à moi, que je rende hommage au talent sublime que tu
possèdes."
La voix d'Amédée était fraîche et belle,
mais, quoique plus mâle que celle de son compagnon invisible,
elle ne remplissait pas même les vallons et les collines. Il
faut, pensa-t-il, que mon adversaire soit placé bien
favorablement et qu'un écho propice se charge de doubler le
volume de sa voix, car je défie le plus robuste chantre de
lutter contre ce vent qui emporte les sons avant qu'on ne les lui ait
confiés. En même temps, il regardait de tous
côtés, impatient de voir arriver son "inconnu", lorsque
la lune s'élevant dans l'air pur et bleu du firmament jeta une
vive clarté sur le chemin jusqu'alors enveloppé dans
l'ombre des arbres. Amédée vit distinctement, à
deux pas de lui, un homme qui marchait sur le même sentier,
mais sans que ses pas légers le pussent trahir par le
craquement des "lapilli" et des scories dont le chemin était
semé. Amédée allait lui adresser la parole,
lorsqu'il s'élança sur une arête de laves qui
bordait le chemin et qui, s'élevant progressivement forma
bientôt comme une muraille de vingt pieds de haut si mince, si
découpée, si fragile que c'était un spectacle
effrayant à voir qu'un homme courant lestement sur cet
édifice de cendre vitrifiée. Tout en voltigeant pour
ainsi dire, il se remit à chanter les paroles suivantes sur un
air animé et brillant :
"Esprits de la forêt vierge de toute domination, pourquoi
laissez-vous violer votre sanctuaire par des pas humains ? Vents du
soir, emportez le téméraire ; rochers sourcilleux
brisez-le contre vos flancs aigus !"
- Chante, chante, répondit Amédée ; quand tu
devrais me maudire, je m'enivrerais du plaisir de
t'écouter.
La crête volcanique que suivait l'inconnu se trouvant tout d'un
coup interrompue, Amédée fut effrayé de le voir
sur le haut de ce rempart fragile qui semblait prêt à se
pulvériser sous ses pieds : mais le chanteur fit un saut de
dix pieds de haut, sans que le moindre bruit accompagnât la
chute de son corps, et se trouva à côté
d'Amédée marchant avec la grâce et l'aisance d'un
jeune montagnard dont il avait le costume. Sa taille délicate
annonçait un enfant de ce climat brûlant de la Sicile
qui ne permet pas à la force physique de se développer.
Il était vêtu à la manière du pays. Son
chapeau rond et pointu était surmonté de plumes
d'aigle, et un ample manteau écarlate, comme on en voit
souvent aux "banditi" de quelque importance, était
élégamment drapé autour de lui.
- Compagnon, lui dit Amédée, permettez que je vous
remercie du plaisir que vous m'avez fait éprouver. Je ne
m'attendais guère à trouver dans ce désert la
voix enchantée du premier chanteur de l'Italie.
- Vous êtes louangeur, mon camarade, répondit le
"ragazzo" en marchant toujours et sans se retourner vers
Amédée ; cela seul vous ferait signaler pour un
Français, si votre accent rude et fâcheux ne suffisait
pas pour cela. Mais vous pourriez bien vous tromper en me prenant
pour un chanteur de profession.
- Je puis me tromper en ceci, mais du moins je suis certain que
l'habit que vous portez n'est qu'un déguisement
emprunté pour satisfaire une fantaisie, ou dans un but de
commodité.
- Voulez-vous dire que je sois une fille déguisée ?
- Non, il y a bien dans la petitesse de votre taille et dans
certaines notes de votre voix, de quoi faire naître quelques
doutes à cet égard, mais vive Dieu ! ceux qui vous
verront gravir sur les rochers et sauter en bas comme un chamois ne
vous soupçonneront pas d'avoir jamais porté des jupes.
Je vous tiens donc pour un être du sexe masculin des plus
intrépides, mais non pour un pâtre des montagnes comme
votre costume l'annonce. Ou la nature a fait de vous un prodige, ou
vous avez fait vous-même de l'art du chant l'étude la
plus approfondie, car je jure qu'il n'y a pas un chanteur à
Paris, à Vienne ou à Naples qui puisse vous être
comparé.
- Peut-être que si vous m'eussiez entendu sur le
théâtre de la Scala, vous m'eussiez sifflé ; mais
dans le désert de l'Etna, votre imagination enflammée
m'a merveilleusement secondé.
- Je n'en crois rien, et j'espère que nous ne nous quitterons
pas sans que vous m'ayez dit un nom qui doit être
déjà célèbre ou qui ne tardera à
le devenir. Allons, il faut que vous soyez Polidoro, dont parle toute
l'Italie et que l'on attendait à Rome, lorsque j'ai
été forcé de quitter cette ville.
- Comme je me souviens fort bien de vous avoir vu à Rome, il
est probable que je n'étais pas à cette époque
sur la route de Milan, d'ailleurs, Polidoro a le double de mon
âge.
- Nous sommes-nous donc rencontrés à Rome, dit
Amédée, et ne voulez-vous pas vous faire
connaître à moi ?
- Avant tout, je vous ferai observer que vous êtes monté
sur votre mule, tandis que je suis à pied, ce qui n'est pas
commode pour faire la conversation ; je ne me soucie pas de fatiguer
ma voix et de m'essouffler pour satisfaire votre
curiosité.
- Cela est trop juste, je vais mettre pied à terre et nous
monterons alternativement sur la mule. Il serait fâcheux qu'une
aussi belle voix s'altérât, quoique, en
vérité, vous ne paraissiez pas tout à l'heure
très soigneux de la ménager.
- Ne croyez pas cela, ma voix c'est ma vie, et j'aimerais autant
perdre l'une que l'autre ; mais, si les longs discours me fatiguent,
il n'en est pas ainsi des plus longs airs. Je suis organisé
pour chanter comme vous pour parler et c'est en chantant que je me
repose. Mais ne descendez pas de votre mule : je suis fort
léger et elle ne s'apercevra pas de ce surcroît de
bagage. D'ailleurs, je ne vous serai pas inutile, car je connais
mieux que vous tous les sentiers de la contrée.
Sans attendre de réponse, l'homme sauta en croupe
derrière Amédée, avec une agilité qui
tenait du prestige. La mule qui ne s'attendait pas à ce
renfort fit un bond si rapide que son cavalier, qui ne se tenait pas
sur ses gardes, ne put l'empêcher de tourner subitement de la
tête à la queue et de prendre le galop en descendant la
montagne. Il s'efforça de la calmer et de la retenir, mais
tout fut inutile ; à chaque instant, elle doublait de vitesse.
Amédée, qui était un fort bon cavalier et un
homme naturellement intrépide, ne songea d'abord qu'à
rire de cette aventure ; mais il conçut de l'humeur, lorsqu'il
vit que son malicieux compagnon pressait les flancs de l'animal et
lui frappait continuellement les jarrets avec sa houssine pour la
faire courir ; l'impatience finit par se changer en colère
chez Amédée, dont toutes les représentations ne
faisaient qu'exciter la gaieté de l'inconnu.
- Si vous ne finissez cette mauvaise plaisanterie, dit-il enfin, je
vous avertis que je me débarrasse de vous en vous jetant par
terre.
- Essaye donc, dit le bizarre compagnon en redoublant ses coups sur
la pauvre mule.
- C'en est trop, dit Amédée ; et faisant un demi-tour
sur lui-même, il s'attendait à démonter d'un coup
de poing son adversaire en apparence fort grêle, mais il trouva
une résistance sur laquelle il ne comptait pas. L'inconnu se
cramponna autour de lui et le serrant de ses deux bras avec une force
surnaturelle lui fit par cette strangulation ressentir une si
horrible souffrance qu'il abandonna les rênes. La mule, saisie
d'un nouveau vertige, courait comme le vent, franchissant les amas de
rochers et les courants de lave, qui s'opposaient à sa fuite
rapide. De plus en plus effrayée de la lutte que ses deux
cavaliers se livraient sur son dos, elle perdit jusqu'au sentiment de
sa propre conservation et se précipita avec eux dans un ravin
de plus de trois cents toises de profondeur.
La lune dans tout son
éclat brillait au milieu d'un ciel pur ; l'arène de
neige du milieu de laquelle s'élève la triple cime de
l'Etna et qu'on appelle "regione scoperta" étincelait de
blancheur aux reflets de l'astre argenté. Après avoir
passé entre Monte Nuovo et Monte Pumento en laissant sur la
droite la Schiena del asino, on ne trouve plus de chemin tracé
et l'on s'oriente vers l'Etna principal qui se trouve à
découvert de tous côtés : c'est dans cette
dernière région nommée fort improprement "piano
del frumento" que s'élevait jadis un monument quadrangulaire
dont la tradition attribue la fondation à Empédocle. Au
temps où se rapporte cette histoire, il n'offrait plus qu'une
enceinte de pierres disposées en carré et ensevelies
dans les cendres qu'elles ne dépassaient que de quelques
pieds. Chaque éruption de l'Etna travaille à engloutir
cette ruine qu'on appelait la Tour du philosophe et qui
peut-être a disparu entièrement aujourd'hui. C'est
là que deux hommes se reposaient la nuit dont nous venons de
parler : l'un deux était étendu dans une sorte de
sommeil léthargique et adossé contre quelques pierres
sculptées depuis longtemps abattues du fronton qu'elles
avaient orné ; l'autre se tenait à ses
côtés dans une muette contemplation, tantôt
attachant sur lui son regard fixe, tantôt l'élevant sur
la cime fumeuse du volcan.
Amédée, - car le dormeur était le même
voyageur que nous avons vu rouler au fond d'un précipice au
chapitre précédent, - essayait vainement de se
réveiller. Il en éprouvait le désir. Il avait
besoin de se soustraire à l'oppression indéfinissable
que lui causait le regard de son compagnon, mais il n'était
pas en son pouvoir de s'en affranchir. Enfin l'inconnu, se penchant
vers lui, lui passa la main sur le visage sans le toucher en lui
disant : "C'est assez" ; et Amédée se souleva
aussitôt, et, jetant autour de lui des regards
égarés comme vous l'eussiez fait à sa place, il
tenta de quitter sa place et y réussit, après avoir
vaincu un léger engourdissement. Il regarda alors
attentivement son compagnon et après s'être bien
assuré que c'était le même petit homme en manteau
rouge dans la compagnie duquel il était tombé au fond
du ravin :
- Ami, lui dit-il, veuillez m'expliquer comment, après une si
effroyable chute, nous nous trouvons maintenant
préservés de tout mal ; dites-moi, si vous le pouvez,
où nous sommes et d'où nous venons.
L'inconnu, qui était retombé dans sa contemplation de
l'Etna, se retourna froidement vers lui :
- Ma foi, dit-il, cette explication n'est pas bien difficile à
vous donner, d'autant plus que c'est la quinzième fois depuis
un quart d'heure que vous m'adressez les mêmes questions sans
vouloir entendre ma réponse. Nous venons de la "regione
scoperta" où nous nous sommes rencontrés et nous voici
près du cratère, dans la Tour du philosophe.
- Cela est fort extraordinaire, dit Amédée en se
frottant le front et cherchant à rassembler les forces de son
cerveau dont il commençait à douter : ou je suis fou,
mon camarade, ou nous avons roulé ensemble...
- Allez-vous recommencer vos folies ? dit le chanteur en haussant les
épaules. Votre délire n'est donc pas encore
passé ? Allons, buvez un peu à ma gourde, cet
accès de fièvre cérébrale s'en trouvera
mieux.
"En effet, pensa Amédée, il faut que je sois devenu
fou, ou que je sois ressuscité après ma mort, ce qui
est moins probable." Il but quelques gouttes du breuvage que le
chanteur lui présenta et il se trouva aussitôt plein de
force et de vie, sans pouvoir néanmoins perdre le vague
souvenir des événements inexplicables de la
soirée.
- C'est donc un rêve que j'ai fait, dit-il ; cependant il m'a
semblé que vous sautiez en croupe derrière moi et que
ma mule...
- Encore ! dit l'inconnu ; finissez, de grâce, de battre ainsi
la campagne : nous avons fait route ensemble depuis la région
des bouleaux jusqu'ici, mais la subtilité de l'air a fait sur
votre cerveau une trop vive impression, ainsi qu'il arrive à
beaucoup de voyageurs qui se hasardent à cette heure sur
l'Etna. A mesure que nous montions, votre délire a
augmenté. Il est probable que, sans moi, vous vous fussiez en
effet précipité dans quelque abîme, car vous
aviez l'esprit frappé de cette fantaisie, mais le hasard m'a
donné à vous pour compagnon et pour guide et, quoique
vous vous soyez imaginé de me prendre pour ce que je ne suis
pas, je ne veux point vous abandonner.
- Mais la mule ? demanda Amédée, dans le cerveau duquel
un reste de doute luttait encore contre les explications beaucoup
plus raisonnables de son compagnon.
- La mule, répondit celui-ci, est attachée dans le bois
à une place où nous la retrouverons facilement. J'ai vu
que vous étiez hors d'état de vous tenir en selle. Je
vous ai permis d'en descendre et de me suivre à pied . Ne vous
rappelez-vous point ?
- Pas le moins du monde, dit Amédée tristement. Je ne
me rappelle que les rêves étranges que j'ai faits. Je
les ai encore si présents, je serais si fort tenté de
croire à leur réalité, sans la peine que vous
prenez pour me ramener à la raison, que je crains d'être
devenu réellement fou dans ce maudit voyage.
- Rassurez-vous, dit le chanteur, j'ai souvent éprouvé
cette sorte de vertige dans les régions élevées
que j'ai parcourues. Demain vous ne vous en souviendrez plus. Vous
êtes à moitié guéri depuis que vous
êtes tombé dans une sorte d'accablement où je
vous ai laissé à dessein quelques instants. Mais votre
situation exige maintenant que nous marchions. Approchons de
l'Etna.
Les deux voyageurs se prirent le bras afin de s'aider mutuellement
contre la violence du vent, et ils s'avançèrent sur la
plaine de Frumento, tantôt s'enfonçant dans la neige
jusqu'aux genoux, tantôt glissant sur les glaces, sur les amas
de cendres et de scories d'où s'échappaient des vapeurs
brûlantes.
Tout est prestige et fantasmagorie vers la cime du volcan. Cette
neige éternelle du sein de laquelle s'exhalent des feux
souterrains, cette flamme blanche et phosphorique qui brûle
tranquillement sur la brèche du cratère, et comme un
pâle fanal répand ses tristes lueurs sur la glace
transparente, cette absence de tout être animé, ce
silence de mort portaient dans l'âme d'Amédée de
nouvelles agitations tumultueuses. Le silence de son compagnon lui
devint pénible. Il eut besoin de le regarder, de distinguer
enfin les traits de son visage pour s'assurer qu'un être de son
espèce était à ses côtés. Chaque
fois qu'il portait sur lui ses regards, les reflets de la
lumière semblaient prendre une teinte verdâtre qui
décomposait le coloris de son visage et empêchait
Amédée d'en apprécier la beauté. Il ne
pouvait s'empêcher d'en admirer pourtant les lignes pures et
délicates, mais cette pâleur livide, soit qu'elle
fût l'effet du clair de lune, soit qu'elle fût
l'empreinte de chagrins prématurés, portait un effroi
involontaire dans l'âme troublée du voyageur. Il
eût voulu éviter le regard de ces grands yeux noirs
où se peignaient la souffrance et la fierté
dédaigneuse de toute compassion, lorsque, tout à coup,
ces yeux se fixant sur Amédée prirent une
vivacité si extraordinaire qu'ils semblaient deux globes
ardents prêts à le consumer.
- Entendez-vous ? s'écria-t-il, en lui pressant fortement le
bras et lui montrant le cratère lumineux.
- Je n'entends rien, répondit Amédée.
- Quoi ! vous n'entendez pas une voix qui chante et qui m'appelle ?
Adieu !
- Pour le coup, mon camarade, dit Amédée, c'est votre
tour d'être fou, mais je ferai pour vous ce que vous avez fait
pour moi. Je ne vous abandonnerai pas seul à votre
délire.
- C'est toi qui délires, répondit l'inconnu, en
étendant son manteau comme si c'eût été
une paire d'ailes pour s'envoler. Reste ici, ou retourne à la
tour, l'esprit m'appelle : je dois aller à mon
maître.
- Voici un étrange effet de l'atmosphère, pensa
Amédée. Il faut que tous deux nous tombions
alternativement en démence, dans ce lieu sauvage et
glacé. Allons, ami, dit-il, reviens à toi. Nulle voix
ne t'appelle. Ne cherche pas à m'échapper. Je veux te
secourir et te suivre.
- Malheureux ! dit l'inconnu, tu n'entends pas ses accents divins !
Que je te plains ! Ton oreille est fermée aux sons ravissants
de sa voix et aux accords aériens de la harpe éolienne
!
Alors le jeune homme se mit à chanter de cette même voix
prodigieuse et avec cet art inexprimable dont Amédée se
souvint alors confusément d'avoir été
charmé.
"Oui, viens ! disait-il, dans ces rimes mélodieuses qui
semblaient faites pour son chant. Viens, mon roi. Ceins ta couronne
de flamme blanche et de soufre bleu d'où s'échappe une
pluie étincelante de diamants et de saphyrs ! - Me voici !
enveloppe-moi dans des fleuves de lave ardente, presse-moi dans tes
bras de feu, comme un amant presse sa fiancée. J'ai mis le
manteau rouge. Je me suis paré de tes couleurs. Revêts
aussi ta brûlante robe de pourpre. Couvre tes flancs de ces
plis éclatants. Etna, viens, Etna ! brise tes portes de
basalte, vomis le bitume et le soufre. Vomis la pierre, le
métal et le feu !"
La voix du chanteur augmentait de volume avec son enthousiasme ; elle
devint si éclatante que le vaste horizon semblait ne plus la
contenir. Amédée sentit sa raison se troubler.
Cédant aux prestiges qui l'environnaient, son cerveau
s'embrasa. Un transport frénétique s'empara de lui. Il
saisit plus fortement le manteau de son compagnon, dont les pas
légers semblaient ne plus effleurer le sol.
- Ne me laisse pas végéter dans cette vie
réelle, à laquelle tu sembles ne pas appartenir,
s'écria-t-il avec enthousiasme, ange ou démon :
entraîne-moi dans ce tourbillon que je vois déjà
t'envelopper.
De violentes secousses ébranlèrent la montagne. Des
bouffées de flammes rouges et de sombre fumée
s'exhalèrent de la bouche du volcan. Un bruit
épouvantable, des craquements affreux remplirent les airs. En
un instant, la lune disparut sous les noires vapeurs qui
s'amoncelaient rapidement. Le vent souleva et dispersa des montagnes
de cendres et des tourbillons de neige. Le compagnon
d'Amédée, à demi-porté par les airs,
semblait flotter sous son manteau déployé.
- Homme, dit-il, aurais-tu donc le courage de voir les merveilles de
la Colère ? ne crains-tu ni le feu ni la mort ?
- La mort ne saurait être dans cette région
éthérée où tu me transportes,
répondit Amédée. Mon corps fragile peut
être consumé par le feu, mon âme doit s'unir
à ces éléments subtils dont tu es
composé.
- Eh bien ! dit l'Esprit, en jetant sur Amédée une
partie de son manteau rouge, dis adieu à la vie des hommes et
suis-moi dans celle des fantômes.
Une rafale les emporta tous deux. Amédée se vit
enveloppé dans des vapeurs qui formaient devant ses yeux comme
des rideaux épais. Les sifflements du vent, les roulements de
la foudre, les rugissements de la montagne ébranlée
jusqu'en ses fondements prirent mille voix terribles et funestes : et
les mots retentissants, "Temporale, temporale", tombèrent de
tous côtés comme une pluie de sons graves et sonores.
Jamais harmonie plus éclatante et plus sauvage n'avait
été entendue. L'Esprit, compagnon
d'Amédée, chantait aussi ; mais c'étaient des
paroles incompréhensibles et sur un ton déchirant comme
les cris de la douleur et de la folie. Emportés dans l'espace,
ils flottaient sur les nuées comme le naufragé que la
vague exhausse et replonge cent fois dans ses aveugles caprices. Des
sillons de feu dessinaient autour d'eux des caractères
hiéroglyphiques et des cercles tournoyants. Une grêle de
pierres incandescentes et des blocs d'un rouge de sang pleuvaient sur
eux sans les atteindre.
- Que dis-tu de ce spectacle ? demanda L'Esprit à son hardi
compagnon, en reprenant le ton aisé et indifférent
qu'il avait eu sur la montagne.
- Je le trouve sublime, répondit Amédée, mais je
voudrais le voir de plus près.
L'Esprit le saisit par les cheveux avec un éclat de rire
diabolique, et ils fendirent l'air avec la rapidité de la
foudre. Ils tombèrent sur la crête aiguë d'un
rocher, mais leurs corps étaient si légers qu'ils
bondirent comme la balle lancée par un enfant et
retombèrent plus bas sur un autre rocher où ils
s'arrêtèrent. Amédée vit alors au-dessus
de lui le cratère vomissant des torrents de feu liquide, de
métaux en fusion et lançant dans les nuages des bombes
volcaniques dont la détonation était assourdissante.
Des fleuves de lave descendaient rapidement en cascades de feu, et
déjà ils entouraient la roche isolée où
les deux voyageurs nocturnes étaient assis. Peu à peu
les ondes de ce nouveau Tartare grossirent et embrasèrent leur
dernière retraite. Amédée ne fut pas
maître d'un mouvement d'effroi, lorsqu'un nouveau courant de
lave, rompant ses digues, accourut sur eux avec
l'impétuosité du tonnerre. Il passa, et
Amédée se sentit, pénétré
jusqu'aux os par la flamme dévorante. Il se retourna et vit
son corps à demi consumé que la lave emportait loin de
lui et dont les misérables débris flottaient sur une
mer de feu. Au même instant, ce qui restait de lui se sentit
entouré par des bras voluptueux, et son compagnon au manteau
rouge devint une femme plus ravissante que houris tant vantées
du Prophète : c'étaient bien toujours les mêmes
traits qu'Amédée avait admirés dans son
compagnon, mais un vif coloris de jeunesse et de santé
brillait sur la charmante figure. Ses beaux yeux n'avaient plus cette
tristesse dédaigneuse ni cet éclat diabolique qui s'y
étaient montrés successivement ; ils avaient
l'expression brûlante d'un amour passionné ; sa taille
flexible et déliée rappelait bien encore
l'intrépide allure du jeune montagnard, mais elle avait les
formes gracieuses et délicates de la femme la plus
séduisante. A ses vêtements de pâtre avait
succédé une robe légère semée d'or
et de diamants ; ses cheveux noirs et parfumés flottaient dans
un désordre fantastique et le manteau de pourpre
attaché sur ses épaules par des agrafes de rubis
voltigeait en plis ondoyants autour d'elle. A la vue de cette
métamorphose, Amédée sentit un mélange de
désir et de terreur. La fée s'enfuit et gravit la
montagne embrasée avec la légèreté d'un
oiseau, tandis que ses petits pieds blancs et nus couraient sur la
braise et sur la lave bouillante : on eût dit d'une jeune
mouette qui étend ses ailes pour courir sur les flots
transparents. Elle chantait de sa voix ravissante qu'accompagnaient
les éclats et les déchirements du volcan.
- Suis-moi, si tu l'oses, disait-elle en se retournant vers
Amédée avec un sourire céleste, suis-moi dans
les entrailles de la fournaise : c'est là que mon palais
enchanté et mon premier baiser accueilleront mon
fiancé. Dévoré d'amour, il
s'élança sur la montagne ruisselante de feu, aussi
léger que la vapeur brûlante qui se balançait sur
ces ondes infernales ; il suivit rapidement les traces de la
fée et lorsqu'elle plongea dans la bouche du volcan, il s'y
élança après elle. Il ne sentait plus en lui ces
frayeurs, ces répugnances inséparables de la nature
humaine ; pur esprit, il éprouvait l'ardeur de la flamme, non
comme une douleur cuisante, mais comme une indicible volupté.
Dans l'intérieur du volcan, il songea à peine à
admirer les trésors de la lumière éclatante qui,
sous mille formes et sous mille nuances, frémissait, comme
balancée par un vent impétueux renvoyé du fond
de l'abîme ; sur ce lit de feu tremblant, la fée tendait
ses bras de neige vers Amédée, mais à peine
eut-il touché de ses lèvres la rose ardente de sa
bouche qu'il fut frappé d'une violente commotion
électrique et perdant tout sentiment de cette vie magique qui
l'enivrait... il se trouva couché sur son lit de feuilles
sèches à l'entrée de la grotte des
Chèvres, tandis que sa mule paissait à ses pieds
l'herbe fine humectée de la rosée du matin...
- Mais, dit Tricket, il est temps que je me retire, car voici
réellement luire le jour et je devrais déjà
être à Baltimore où un de mes amis m'a
donné rendez-vous. Nous reprendrons une autre fois l'"Histoire
du Rêveur". En attendant, dors, pauvre créature, et
oublie jusqu'au sentiment de ta chétive existence.
Tricket s'envola et, du sommeil magnétique, je tombai dans le
sommeil animal le plus complet.
Puissiez-vous, mes chers amis, en faire autant avec l'aide de cette
lecture.
Ceux de vous, ô mes amis, qui aiment à lire une histoire d'un bout à l'autre, à suivre des événements dans l'ordre où ils se sont passés, ceux-là, je les engage à sauter les pages suivantes jusqu'à la fin de cette deuxième partie. Pour moi, je ne me sens pas la constance de raconter tout d'une haleine, et il y a telle histoire de coin du feu que j'ai su faire durer tout un hiver et reprendre à la Toussaint de l'autre année, juste au point où je l'avais laissée au printemps précédent. D'ailleurs, lorsque Tricket eut fini la première partie de son récit, il partit pour Baltimore, ainsi que je l'ai dit au chapitre précédent. Il y rencontra quelques fées de sa connaissance qui l'invitèrent à une soirée musicale qu'elles donnaient le lendemain sur la cime du mont Pichincha dans les Andes. De là un de ses amis l'emmena à Madagascar, où l'attendait un vieux magicien qu'ils s'engagèrent à conduire au Détroit des ossements, au nord de la Sibérie. Ce ne fut qu'au bout de quelques semaines que je vis revenir mon ami et que nous pûmes reprendre nos entretiens nocturnes.
- Qu'as-tu, créature
mortelle, me dit un soir le bon Tricket, je ne te reconnais plus.
D'où vient cet air sombre et abattu ? Quel malheur t'a donc
frappée ? quelque argent mal employé, dissipé,
perdu ? quelque mortification du sot amour-propre, car, vous autres,
voilà vos affaires dans la vie. L'or et la vanité,
c'est de quoi vous arracher des larmes et déchirer vos
coeurs.
- Injuste ami, lui dis-je, quel plaisir prends-tu à humilier
le genre humain dans ma personne, quand tu sais si bien que je n'ai
pas l'esprit d'occuper ma vie avec les passions qui remplissent celle
de mes semblables ? Un chagrin véritable flétrit mon
coeur dans ce moment, et quand je t'en aurai fait le douloureux
récit, tu pleureras avec moi.
- Voyons donc, dit Tricket, en s'appuyant sur le lumignon de ma
lampe, conte-moi cela.
- Je vais te le lire, lui dis-je.
- Pouah ! dit Tricket ! de la douleur écrite ! ça ne
vaudra pas le diable.
- Il ne s'agit pas de ce que tu crois : ce que je vais te lire est
tout simplement ma lettre, que j'écris à Jane.
- A Jane ! dit Tricket. Ah ! quand donc le Grand Pouvoir qui dispose
de moi m'enverra-t-il habiter le cerveau d'un être comme Jane
?
- C'est trop d'ambition pour toi, petit Tricket ; tu n'y gagnerais au
reste pas tant que tu crois, car, avec moi, quelque fou que tu sois,
tu conserves toujours une certaine supériorité de
raison et de science qui me rend sensible à tes remontrances,
au lieu qu'avec Jane tu serais si peu de chose ! Esprit fantasque, tu
règnes ici, contente-toi de ma société.
- C'est bon, c'est bon, dit Tricket, mais je ne puis sans soupirer me
rappeler Jane aux cheveux noirs, au long regard, à la voix
douce, au sourire caressant ; cette créature n'est pas de la
même argile que vous, ma chère.
- Aussi, Tricket, mon amitié pour elle est une sorte de culte.
Mais écoute ma lettre et sache auparavant que Jane m'ordonna
un jour de lui écrire un gros volume sur tel sujet qui me
plaisait. Je commençai. Je n'achevai pas.
- C'est pour ne pas changer d'habitude, dit Tricket.
- Sans doute ; maintenant, je tâche d'éluder sa demande,
en lui soumettant toutes les difficultés qu'entraîne son
exécution.
"Qu'un ange daigne tendre la main
à une pauvre créature mortelle et l'invite à se
dégager des faiblesses humaines, pour s'élever vers les
choses célestes, cela se voit, à ce qu'assure ma
mère Alice (Mère Alicia, religieuse du couvent des
Anglaises où fut Aurore Dupin de 1817 à 1820). Mais que
l'ange s'amuse à s'entretenir familièrement avec le
mortel, et, lui demandant compte de toutes ses sensations, prenne
plaisir à lire dans ce cloaque des pauvretés et des
faiblesses de son âme, ainsi que dans un livre
intéressant, c'est ce qui peut être regardé comme
une conduite légère et inconvenante de la part de
l'ange. C'est chez lui une familiarité déplacée,
et, quoiqu'il n'y eût pas de danger pour la contagion, toujours
est-il que c'est une occupation indigne de lui que cet examen.
"Comment donc viens-tu, Jane, me demander un livre à moi ?
qu'y a-t-il dans ma nature qui puisse s'élever jusqu'à
la tienne ? Où trouveras-tu un sourire ou une larme pour des
plaisirs et des peines que tu ne saurais comprendre ? Anges, restez
aux cieux. Le commerce des hommes ne saurait vous plaire longtemps,
et ce que vous trouverez dans l'analyse du coeur humain n'excitera en
vous que surprise et compassion."
- Ne pourriez-vous sauter quelques pages, dit Tricket, cela sent la
préface à plein nez.
- J'y consens, dis-je, pour te prouver que je sais passer du grave au
doux, du plaisant au sévère. Je reprends quelques
années plus loin...
"Et puis un livre : comment faire pour commencer un lorsque, comme
moi, on a l'habitude de les prendre tous par la fin ? Tu me donnais
pourtant bien mes aises ; que ce soit un roman ou un poème,
disais-tu, de la morale ou de la plaisanterie, du classique ou du
romantique, je n'y tiens guère, pourvu que cela vienne de toi.
Fort bien. Je puis m'élancer dans la prose ou dans
poésie. Pour la prose, je m'en pique. J'ai composé dans
ce genre deux excellents morceaux : savoir, une recette pour la
confection du plum-pudding, et un compliment à ma tante pour
le jour de sa fête : dont l'un, par sa clarté, sa
concision, son exactitude ; l'autre, par sa fraîcheur, sa
sensibilité et ses grâces neuves et piquantes, ont fait
l'admiration de tous mes parents lorsque je n'avais encore que douze
ans. Dans ce temps-là, je me suis bien aperçue que
j'étais un prodige. Car, jusqu'à ma bonne, tout le
monde me le disait. Quant aux vers, j'en ai fait une fois trois de
suite dans le dernier couplet d'une certaine chanson, que les auteurs
ont eu la générosité de m'attribuer tout
entière, quand ils ont reconnu qu'ils n'obtiendraient jamais
qu'un salaire de coups de bâton à toucher à la
porte de chaque maison de la ville. Il fut, à cette
époque, fortement question de me pendre, et une dame de
distinction, qui se crut particulièrement attaquée dans
cet opuscule, offrit sa jarretière pour faire le noeud coulant
qu'elle désirait me voir autour du cou. Le danger que je
courus alors m'a glacée d'une telle épouvante, que j'ai
juré de ne jamais plus me livrer à cette verve
prodigieuse qui m'avait inspiré, dans le court espace d'une
soirée d'hiver, trois vers entiers de six pieds chaque."
- Je sais cette histoire par coeur, dit Tricket, passez, passez.
- Hem ! dis-je, en faisant une nouvelle enjambée, m'y
voici.
"Ne crois pas pourtant que j'ai perdu mon temps à chercher ce
que j'allais faire. Dès que j'ai reçu ta lettre, je me
mis à l'ouvrage, sauf à réfléchir
après. Que me manquait-il, en effet ? ce n'était ni le
papier, ni l'encre, ni le temps, ni la volonté ? Que faut-il
de plus pour écrire par le temps qui court ? J'oubliais le
besoin d'argent, si c'est un stimulant utile, comme je n'en doute
pas. La première fois que j'écrirai pour le public, je
ferai des merveilles certainement, car je ne connais personne qui
puisse s'aider comme moi de cette disposition à l'enthousiasme
qui consiste à n'avoir pas le sou."
- Que de digressions ! dit Tricket. Au fait, au fait.
- J'y suis, repris-je, en sautant quelques lignes.
"J'écrivis donc, j'écrivis, tant qu'il y eut sur mon
bureau de quoi faire gémir la presse et les lecteurs. Mais
quand je vis ma besogne si avancée, je voulus y mettre de
l'ordre, l'écrire en caractères moins
désespérants, rassembler ces feuilles éparses
afin d'en former un tout. C'est là que commencèrent mes
tribulations. Ce fut d'abord un travail à en perdre la vue que
de déchiffrer ma propre écriture. Je priai quelques-uns
de mes amis de m'aider, mais après d'infructueux essais, tous
me déclarèrent que la science de MM. Champollion et
consorts ne suffirait pas pour débrouiller mes
hiéroglyphes. Quel dommage que des idées si lumineuses
aient été tracées en caractères si
étrangement crochus ! que de trésors perdus pour la
postérité, à moins que les siècles futurs
n'engendrent une nouvelle race de savants plus versés dans la
science des chiffres !"
Croyez-vous, dit Tricket en bâillant, que toutes ces fades
plaisanteries sur votre propre compte soient bien amusantes ? Pour
moi, je trouve qu'il n'y a rien d'insipide comme un écrivain
qui meurt d'envie d'occuper de soi le lecteur. Quelques-uns ont la
bonne foi et l'ingénuité de faire des volumes à
leur propre louange ; d'autres, plus habiles, mais non moins
fâcheux, se tournent en ridicule, se prennent pour but de leurs
railleries, feignent de se mépriser, afin qu'on les estime, et
veulent bien faire rire à leurs dépens, pourvu qu'on
s'occupe d'eux. Véritables paillasses littéraires, qui
souffriraient tous les affronts, plutôt que de ne pas attirer
les regards et les aumônes.
Je baissai la tête d'un air abattu. La remarque de Tricket
était d'une vérité assommante. Mais, reprenant
courage :
- Et Sterne ? et Montaigne ? lui dis-je !
- Montaigne, dit-il, écrivait de bonne foi sa vie pour
être utile à celle d'autrui. Sterne a tracé le
portrait d'Yorrick : qu'en pensez-vous ?
- Rien, lui dis-je. Toucher à la gloire de Sterne, c'est une
profanation dont je n'ai pas l'audace.
- Continue donc ta lecture, dit le génie, mais abrège,
s'il est possible.
"A cette difficulté s'en joignit une autre, celle de lier
ensemble les parties de mon ouvrage, car j'avais écrit ce qui
m'était venu dans l'esprit, sans m'inquiéter des
intervalles à remplir pour joindre ensemble les
événements. J'avais commencé par faire descendre
mes héros dans la tombe, au milieu des larmes de leurs proches
; ce tableau étant le plus touchant et le plus
pathétique, je n'avais pu résister à la
tentation de le tracer le premier ; puis, j'avais donné une
famille à ces intéressants personnages, mais sans
songer à les conduire préalablement à l'autel.
De sorte qu'un de mes amis, à qui je traçais la
peinture aimable de leur ménage, me fit observer que le
tableau était immoral et l'innovation hardie. Je me
hâtai de réparer cet oubli et de conclure l'hymen de mes
amants, et cela me faisant penser que je n'avais pas encore
songé à les mettre au monde, je trouvais que plus
j'avançais plus il me restait à faire.
"A tout cela se joignit une attaque de goutte qui me força
d'interrompre mes veilles durant plusieurs nuits, et l'absence
où je fus obligée de laisser mon cabinet fut cause d'un
événement déplorable, qui me réduisit
à un tel désespoir, que je pris en haine le lieu qui me
rappelait de si frais et de si déchirants souvenirs. J'avais
un ami, un excellent ami en vérité ! doux, sage,
discret, généreux, aimable ! hélas ! il n'est
plus !"
- Un ami ! dit Tricket, vous vous êtes permis d'avoir un ami en
mon absence, sans m'avertir, sans me consulter ?
- Ecoute, Tricket, comment cela m'est arrivé. Il y avait
près d'un mois que j'avais fait sa connaissance.
C'était un soir, qu'en glissant mon pied dans ma pantoufle, je
l'avais senti me chatouiller le bout des doigts ; surprise, j'y
portai la main, ramassai la pantoufle, mis mes lunettes sur mon nez,
et m'approchant de la lampe, je trouvai un grillon de l'espèce
de ceux qui se cachent dans les cheminées, et qui chantent
dans l'âtre durant les longues nuits d'hiver. C'est un petit
animal d'un blond clair, au corselet propre, aux pattes
déliées, au visage spirituel, quoiqu'il l'ait un peu
court et partant peu distingué. Sa physionomie me gagna le
coeur dès le premier abord, et bien qu'il fît de furieux
efforts pour s'échapper, je le pris le plus
délicatement qu'il me fut possible. Et le rassurant de mon
mieux : "Sois le bienvenu, lui dis-je, et ne crains pas que je te
fasse du mal, ce serait de ma part une cruauté gratuite, une
insigne lâcheté ; tu es venu chercher ici un refuge : il
ne sera pas dit que tu sois plus mal reçu par des hôtes
à qui tu ne fis jamais aucun mal, que Coriolan ne le fut jadis
chez les Volsques." En achevant ce discours qu'il me parut
écouter avec intérêt, je le portai dans mon
cabinet et, le déposant dans mon armoire à rayons qui
me sert à la fois de bureau, de bibliothèque et de
secrétaire, je le laissai se glisser entre un volume de
Shakespeare et une brochure de Benjamin Constant, puis, lui
souhaitant une bonne nuit, j'allai de mon côté prendre
mon repos.
Depuis cette époque, mon aimable ami ne passait pas une nuit
sans me rendre sa visite : c'était le compagnon de mes
veilles, le sentiment affectueux que nous éprouvions l'un pour
l'autre n'eût pas manqué de répandre une teinte
de bienveillance et de sensibilité sur mon ouvrage, si j'eusse
pu l'achever sous ses auspices ! Jusqu'à minuit, il se tenait
tranquille dans sa retraite, soit qu'il y dormît, soit qu'il
eût coutume, ainsi que moi, de consacrer une heure chaque soir
à examiner l'état de son coeur et à y joindre
quelque méditation philosophique et morale. A cet effet, sans
doute, il s'était choisi dans quelque fente de la boiserie un
asile écarté que je voulais ignorer, que j'aurais
respecté toute ma vie, puisque sa fantaisie était de me
cacher son domicile : à Dieu ne plaise que j'eusse
violé les droits sacrés de l'hospitalité par une
curiosité indiscrète ! Mais comme ses habitudes avaient
une parfaite sympathie avec les miennes, dès que minuit avait
sonné, il commençait à se réveiller et
à jouir pleinement de toutes ses facultés
intellectuelles. D'abord, je l'entendais frétiller sur le
papier qui tapisse mon armoire et secouer timidement, avec un faible
bruit, ses petites ailes engourdies par le sommeil. Peu à peu
il s'enhardissait, se rapprochait : son chant prenait de la
mélodie, de la mesure, de l'éclat. Il le
répétait longtemps et avec des modulations
singulièrement variées ; aussi, loin de le trouver
monotone, comme l'eussent pu faire des oreilles moins attentives et
moins exercées, les miennes savaient en apprécier les
beautés. D'ailleurs, lors même que l'habitude
m'eût rendu son refrain un peu uniforme à la longue,
comme je ne doute qu'il eût, en le répétant,
l'intention de m'être agréable, pour rien au monde je
n'eusse voulu lui causer la mortification de l'interrompre...
l'amitié, comme l'amour, vit de mutuels sacrifices.
Enfin, il descendait de rayon en rayon jusqu'à une pile de
livres entassés sur le bureau à ma droite. Il s'y
arrêtait, réjoui de contempler la vive clarté de
ma lampe. Il me regardait aussi sans effroi ni méfiance. Il
passait avec une grâce inimitable ses antennes longues et
délicates sous ses petites pattes de devant, et je devinais
les diverses émotions de son âme au mouvement qu'il
imprimait à ces légers ornements. S'il les
plaçait en avant et sur une même ligne, c'est qu'un
objet nouveau avait éveillé son attention. S'il les
plaçait inégalement, avançant l'une et retirant
l'autre, il était partagé entre le doute,
l'étonnement, la curiosité, l'inquiétude. Enfin,
lorsque l'une et l'autre étaient rabattues sur son dos,
dépassant encore de toute la moitié la longueur de son
individu, il était dans un état parfait
d'aménité, de calme et de bonheur.
De jour en jour il devenait plus familier et notre intimité
acquérait de nouveaux charmes. Tantôt, il se promenait
gravement entre mes plumes et tantôt se fourrait dans ma
boîte de pains à cacheter. Espiègle et
pétulant, il en sortait d'un saut et les faisait voler autour
de lui. Il arrivait jusque sur mon papier et semblait lire chaque mot
à mesure qu'il s'échappait de ma plume,
l'effaçait souvent en passant dessus et toujours à
propos ! Honnête et sincère ami. Qui peut
apprécier le nombre de bévues que tu m'auras
préservée d'écrire ! car j'avais pour toi un
respect superstitieux ; je te prenais tantôt pour une âme
et tantôt pour un génie : je me serais bien
gardée de m'opposer à la sagesse éloquente de
tes muets avis.
Le coeur humain est essentiellement sympathique de sa nature, et ceux
qui veulent l'écouter et ne point étouffer ses
mouvements par de vains sophismes, par des préjugés
arbitraires, éprouvent que plus ils se livrent à cette
délicieuse sympathie, plus leurs jouissances sont fines et
variées. Elle établit des rapports entre l'homme et
tous les objets qui l'environnent, elle multiplie les objets de son
affection. Ah ! s'il savait reconnaître ses inspirations ! s'il
ne s'arrogeait point l'injuste et absurde prérogative
d'être impatient, querelleur, destructeur, cruel ! il verrait
se ranger sous sa protection une grande partie des êtres que sa
méchanceté stupide retient dans une juste
défiance. On a été étonné du
degré d'éducation que de chétifs insectes ont pu
acquérir grâce à la patience et à la
continuité de soins de quelques pauvres prisonniers. Latude
avait à la Bastille une araignée favorite qui
répondait à sa voix et charmait ses longs ennuis. Je
suis convaincue que cette éducation, dont bien des exemples
sont restés ignorés, n'est ni si longue ni si difficile
qu'on se l'imagine.
Pour moi, j' aurai toujours bonne opinion d'un homme qui sera
susceptible de l'entreprendre et, fussé-je libre de le faire,
j'ouvrirais d'une main assurée le cachot de celui que j'y
trouverais livré à d'aussi paisibles amusements. Il ne
saurait être dangereux à la société,
ennemi de ses semblables, l'homme qui a tellement besoin de
société et d'amitié, qu'il recherche, à
défaut d'autre, celle des moindres créatures.
Il y avait dans une prison, où je vais souvent, un vagabond
que de fortes préventions faisaient regarder comme assassin.
Je le trouvai un jour partageant son lit de paille et son pain bis
avec une oie qui répondait à ses caresses, et bien que
tout le reste fût à la charge de cet homme, cela seul
m'a toujours porté à le croire innocent du crime dont
on l'accusait.
Hélas ! qui sait si ce n'est pas l'âme d'un de mes amis
que j'ai perdus, qui habitait le corps menu de ce pauvre petit animal
? Il y a mille systèmes plus fous et plus
accrédités que celui de Pythagore et si l'on ne doit
admettre aucun système dans son entier, on ne doit pas non
plus les rejeter sans en garder quelque chose, car il y a toujours du
vrai dans un système. Moi, je me plaisais dans cette
idée : "Hôte aimable, disais-je, ainsi le souffle de
quelqu'un des miens anime ton enveloppe fragile ; que le jour
où tu entras dans ma pantoufle soit à jamais
béni ! Reste, reste avec moi et ne crains pas que je me lasse
de te protéger ! Puissé-je un jour être
traitée de même par ceux qui me survivront ;
puissé-je n'être pas chassée honteusement de
leurs demeures, ou écrasée sans pitié sous leurs
pieds ! Injuste et barbare est la loi qui place les animaux sous la
dépendance de l'homme ! Aveugle et funeste est l'orgueil qui
les repousse si bas dans ses préjugés !
Une invisible fatalité s'est toujours attachée à
ce que j'ai aimé sur la terre ! Mon hôte avait
l'habitude d'aller faire un tour de promenade au jardin dans la
matinée. Il allait respirer le frais dans le jasmin qui
tapisse le bord de ma fenêtre. J'avais observé son
heure, et ce n'était qu'avec des précautions infinies
que je me permettais d'ouvrir et de fermer mon cabinet jusqu'à
ce que je me fusse assurée qu'il était rentré. 0
désespoir ! ô impitoyable fatalité ! ô
funestes étoiles ! ô maudite attaque de goutte ! A peine
rétablie, je reprends mes livres, ma lampe, ma veillée.
Je me faisais une fête de retrouver mon ami : que cette
entrevue m'eût été douce ! J'eusse osé lui
parler de mes maux. Je n'aurais pas craint, comme avec mes
semblables, de montrer de la lâcheté et de rencontrer de
l'indifférence. Hélas ! il ne vint pas !
J'écoutais. Le plus affreux silence régna durant cette
éternelle nuit. Enfin, à la pointe du jour, incapable
de résister plus longtemps à mon inquiétude, je
cherche, j'appelle, j'implore le ciel. Je ne nous quitterons plus !
Je t'aiderai dans les infirmités, je t'apporterai la
rosée du matin dans le calice d'une fleur de jasmin. Redemande
mon ami à tous les échos de mon cabinet. J'entr'ouvre
ma fenêtre. Peut-être il n'a pu rentrer hier de sa
promenade. Peut-être il attend sur le jasmin, transi de froid,
desséché d'ennui. Spectacle déchirant ! il est
là, en effet, mais dans quel état ! brisé,
disloqué, mourant !
Infortuné ! qui, sans défiance et sans empressement,
attendait sur le bord de la fenêtre qu'une main amie vînt
lui rendre le service accoutumé. Une pataude de servante l'a
écrasé en poussant lourdement le châssis.
Hélas ! une corne et une patte de mon ami sont là pour
attester le douloureux genre de mort qu'il a subi, mais il respire
encore par la force de son courage et les soins de l'amitié :
je le prends, je réchauffe ses membres glacés dans ma
main, tremblante. Je l'arrose de mes pleurs. Reviens ! reviens !
ô mon ami ! si tu peux vivre encore, je soutiendrai tes pas
chancelants, et quant à la perte de ta gracieuse antenne, nous
nous en consolerons. Elle n'était pas nécessaire
à ton existence, ta beauté en sera
légèrement altérée ; d'ailleurs, crois-tu
que mon cÏur te fût seulement attaché pour tes avantages
extérieurs ? crois-tu que je t'en aimerai moins, que
j'apprécierai moins que par le passé les
précieuses qualités de ton âme ? Reviens !
reviens !" Mais, hélas ! il ne m'entend plus. Il expire, c'en
est fait ! "0 mon ami, que vas-tu devenir ? Où ton souffle
va-t-il se réfugier ? quelle place vas-tu occuper sur
l'échelle de la création ? Pourras-tu être
repoussé plus bas ? Non, le sort ne le voudra pas ;
frêle et chétif, tu vécus dans l'innocence et la
résignation, tu mérites une récompense : c'est
dans le sein d'un brillant oiseau, libre habitant de l'air, que tu
vas exister, peut-être dans celui d'un chien fidèle,
peut-être dans celui même d'un homme..., mais non, que la
Nature t'en préserve : de toutes les conditions, la pire est
d'être le roi détesté des autres
créatures, et si tu as déjà appartenu à
notre race fatale et impie, tu dois craindre d'y retourner : foin
l'homme et sa dépendance ; foin ses caprices et son
dédain ; réfugie-toi pour lui échapper dans
l'air pur des champs ou dans le parfum léger des plantes. Tout
vit, respire, aime, meurt, renaît. Cette fleur pâle qui
semble inanimée porte en son sein les principes d'une vie
nouvelle qu'elle pourra te communiquer ; vis de nouveau sous sa forme
charmante, mes mains te cultiveront ; je te préserverai des
rigueurs du froid et j'irai le matin respirer ton âme dans le
parfum chéri que tu vas exhaler."
En parlant ainsi, je déposai le corps de mon ami dans le large
et profond calice d'un datura. Il y repose ainsi que dans un
mausolée et son essence émanée de la puissance
créatrice s'est réunie, j'espère, à celle
de la plante embaumée.
Tricket garda le silence. Je
compris qu'il compatissait à ma peine, et, pour cette fois,
j'achevai la lecture d'un chapitre de mes oeuvres sans exciter ses
railleries ou provoquer des bâillements.
- Eh bien ! me dit-il après une pause, et le livre ?
- Le livre en resta là, lui dis-je.
J'avais eu la fantaisie d'écrire ma vie, ou, pour me servir de
l'expression consacrée, mes Mémoires. - Vive Dieu ! que
cela eût été intéressant ! dit Tricket. -
Pourquoi pas, repris-je ; d'ailleurs, c'est la mode : souverains,
généraux, apothicaires, actrices, danseuses,
courtisanes, forçats, fonctionnaires publics, espions de tout
rang, de tout sexe et de tout âge, veulent bien nous faire
pénétrer dans les secrets de l'Etat et plus encore dans
celui de leurs vies privées.
Dupe des promesses d'un écrivain, le lecteur s'imagine
toujours qu'il va assister aux scènes les plus importantes de
l'histoire, il croit que d'illustres personnages peints
d'après nature vont se présenter dans ce cadre et le
remplir. Il espère, il aurait du moins le droit
d'espérer que le narrateur aura la pudeur de ne s'y montrer
que comme témoin chargé de prouver ce qu'il avance, et
qu'il voudra bien lui faire grâce de son éloge ou de sa
confession, en tout ce qui n'est pas étroitement lié
à l'intelligence ou à l'authenticité de son
récit. Mais quels sont sa surprise et son dégoût,
lorsqu'il s'aperçoit qu'on l'a indignement trompé et
que ces belles promesses n'étaient qu'un leurre pour le forcer
d'écouter les fanfaronnes vanteries de l'auteur ! Impatient,
il continue pourtant, espérant que le rideau va se lever et
que les héros vont paraître sur la scène : il
arrive à la fin, et l'auteur s'est chargé tout seul
d'occuper le théâtre et de s'y montrer pompeusement en
différents costumes, pour vous raconter, de ceux dont il vous
promettait l'apparition, des lieux communs et des anecdotes
usées que vous avez lues partout.
Moi, j'aurais été plus sincère. J'aurais dit en
commençant : "Je vais vous parler de moi et rien que de moi.
Je le ferai, non pour que vous preniez intérêt à
moi, qui n'ai pas de nom, qui ne suis rien, mais pour que vous
entendiez une fois l'histoire sincère et vraie du coeur
humain, pour qu'en lisant dans les moindres replis d'une âme
quelconque (je prends la mienne pour le sujet de ma dissection, parce
que c'est celle que je puis examiner le plus longtemps et le plus
sévèrement) vous fassiez quelque réflexion ou,
si vous le voulez, quelque comparaison salutaire, parce que je crois
que toute l'histoire quelque nue, quelque simple qu'elle soit, ne
peut manquer d'intérêt et d'utilité,
racontée ainsi."
- Cela ne commence pas mal, dit Tricket. Est-ce encore une
préface ? Seigneur Dieu ! Délivrez-nous des
préfaces !
- Non, lui dis-je, ce n'est pas une préface, parce que je ne
veux plus écrire mes mémoires ; ce serait, de tous les
livres, le plus long que je pusse entreprendre et par
conséquent le plus certain de n'être jamais fini. Je te
disais cela, Tricket, comme je le disais l'autre soir à ce
jeune bel esprit que tu connais. J'étais en train de lui
déclamer une superbe philippique impromptu contre le
siècle et les charlatans, lorsque je m'interrompis, en
m'écriant avec angoisse : ô Jean-Jacques Rousseau !
Je ne sais comment le nom de feu mon meilleur ami vint se jeter au
milieu de ce débordement d'indignation et disperser les
matériaux de ma colère ; ce n'est pas que le moderne
apôtre de la charité n'eût aussi ses accès
d'humeur, où sa bile s'exhalait en flots d'amère
éloquence, mais je pensais à ses "Confessions", premier
modèle qui ait inspiré de modernes pénitents et
qui les ait enhardis à se confesser comme les premiers
chrétiens à la face du Ciel et de la Terre, prenant,
c'est-à-dire feignant de prendre l'opinion publique pour
tribunal de leur pénitence. Je pensais à cet aveu,
naïf, humble et touchant des erreurs d'une vie tantôt
abjecte et tantôt sublime, toujours infortunée ; mon
coeur plein de ce souvenir s'attendrit sur les repentants soupirs du
vieillard de Montmorency. J'oubliais un instant les hypocrites qui,
depuis, ont feint de l'imiter pour trouver le temps et l'audace de se
vanter aux dépens de la vérité.
- Mais, bon Dieu ! me dit mon ami le Bel Esprit, en rajustant sa
cravate empesée, d'où sortez-vous ? Où avez-vous
vécu ? au village, on le voit bien. Quoi ! vous êtes
dupe de ces prétendus philosophes, plus charlatans cent fois
que tous les charlatans, philosophes qui l'ont suivi ? Vous ne voyez
pas dans ces "Confessions" l'orgueil enfler le manteau
déchiré de l'humilité !...
Mon jeune ami en aurait dit davantage si, heureusement pour la
mémoire de Jean-Jacques et pour mon coeur qui saignait de
cette attaque, une épingle d'or qui tenait
précisément le bout le plus important du noeud
difficile de cette savante cravate ne fût tombée sur le
parquet. Mon ami se baissa pour la ramasser, mais la clarté
d'une bougie n'était pas suffisante pour l'apercevoir et
d'ailleurs les bésicles de myope que mon aimable commensal
avait la fantaisie de porter en dépit de la bonté de sa
vue lui rapetissaient les dimensions des objets au point de lui
rendre impossible celle d'une épingle. Enfin, soit que mon ami
eût de la difficulté à se tenir courbé, en
raison du corset qui faisait si élégamment ressortir
les proportions de sa taille romantique, soit que l'épingle se
fût glissée dans une des fentes que le temps avait
creusées sur le parquet vermoulu de mon appartement, me pria
de sonner un domestique pour l'aider dans cette recherche importante.
Le domestique n'obtenant pas plus de succès, quoiqu'il
eût allumé trois bougies et deux chandelles, la
cuisinière fut appelée, puis la servante maladroite qui
ferme si lourdement les fenêtres et qu'on pourrait mettre en
regard avec celle qui causa le funeste accident dont le nez de
Tristam Shandy fut victime ; puis enfin ma vieille faiseuse de
fromages, qui gagna une terrible sciatique dans cet exercice,
renversa sur un meuble en soie toute l'huile noire et brûlante
d'une lampe de fer presque aussi vieille que main chancelante qui
s'efforçait vainement de la maintenir en équilibre,
cassa le verre des lunettes à gros verres arrondis qui
pinçaient son nez éraillé, et marcha sur la
patte de mon chien dont les cris donnèrent une attaque de
nerfs à ma femme de chambre.
- Je voudrais bien savoir, interrompit Tricket avec un air profond,
pourquoi toutes les femmes de chambre ont des attaques de nerfs.
- C'est, lui dis-je, que la mode en est passée pour les belles
dames. Les femmes de chambre s'en sont emparées, comme elles
font des bonnets et des robes dont leurs maîtresses ne veulent
plus.
- Et l'épingle ?
L'épingle ne fut jamais retrouvée ; et toi qui me
questionnes, malin follet, peut-être étais-tu là,
te moquant de nous, et nous laissant chercher ce que tu savais bien
que nous ne trouverions pas.
- Ce n'est pas mon affaire, répondit Tricket ; ne sais-tu pas
qu'il y a une classe de follets d'un moyen ordre, spécialement
chargée de recueillir les objets perdus et de changer leur
destination ? Grâce à eux, rien ne se perd
réellement, mais aussi il est rare que le propriétaire
rentre dans son bien. Ce sont des esprits malicieux qui prennent leur
plaisir à voir l'anxiété des recherches des
hommes. J'en ai vu qui leur mettaient sous le nez la bourse pleine
d'or, les diamants précieux ou la lettre d'amour qu'ils
avaient perdue, en même temps qu'ils fascinaient leurs yeux, de
manière à les empêcher de s'en apercevoir. Et
tandis que mes pauvres gens dépouillés se tordaient les
mains d'impatience et de désespoir, le diable, à
côté d'eux, riait à leurs dépens en volant
leur trésor.
- En vérité, j'avais toujours eu cette
idée-là, en voyant la bizarrerie qui préside
à la destinée des plus petites choses, et les hasards
inconcevables qui font dépendre notre sort de la perte ou de
la possession de certaines babioles. Je me suis dit, il y a
longtemps, qu'une puissance invisible se mêlait à ces
sortes d'affaires.
- Et que dit encore votre bel esprit à propos de Jean-Jacques
?
- La perte de son épingle et le dérangement de sa
cravate l'avaient tellement troublé qu'il ne fut plus question
d'autre chose entre nous le reste de la soirée. Et j'en rends
grâces au ciel. De la chute de cette épingle a
dépendu peut-être tout le reste de ma vie, et c'est
ainsi que les plus petites causes produisent les plus grands effets.
Tu sais que mon caractère est irrésolu et ma conscience
timorée. L'opinion des autres a tant d'influence sur la
mienne, qu'il est bien possible que je n'en aie jamais une en propre.
Dans la discussion, je me fais un cas de conscience d'écouter
le pour et le contre avec une égale impartialité.
Est-ce ma faute si, dans toutes les questions possibles, je
m'aperçois avec effroi qu'il y a autant de raisons pour
adopter que pour rejeter ces mêmes questions ? J'en suis venue
au point de fuir toute espèce de discussion et même de
réflexion sérieuse, m'en rapportant à la seule
impulsion de mon coeur qui, Dieu merci, n'est pas méchant, et
ne m'a jamais fourvoyée. C'est, je crois, le seul parti
raisonnable qui me restât. Dans le temps où je voulais
trancher les difficultés par le raisonnement, je ne faisais
que des sottises. Etais-je assez stupide de vouloir lutter contre ma
nature et forcer mon talent ! Je me rappelle que je changeais
d'opinion autant de fois que j'entendais deux adversaires se
combattre alternativement ; la balance penchait d'abord pour celui
qui parlait, mais aussitôt que l'autre prenait la parole, il
l'emportait à son tour. Et comme je prenais un singulier et
dangereux plaisir à écouter la controverse, j'assistais
aux débats comme à un spectacle, et dans ma joie,
j'étais également portée à la
bienveillance pour tous les acteurs qui voulaient bien lutter pour me
divertir. Je sortais de là, charmée d'avoir si bien
employé mon temps et disant : l'avocat Tant Mieux a
parlé comme un livre, mais l'avocat Tant Pis ne lui
cède un rien, et tous les deux ont parfaitement raison dans
leur sens. Je restais là, dans un parfait équilibre
entre le bien et le mal, possédant une dose égale de
confiance et de doute. Je vivais comme voyagerait un homme qui
s'arrêterait à chaque pas pour regarder chaque fleur,
chaque pierre, chaque arbre, dans le plus grand détail et qui
le soir sortirait de sa rêverie sans avoir quitté la
place d'où il est parti le matin.
Ennuyée de cette léthargie, sentant battre dans ma
poitrine un coeur trop chaud pour cet état de
quiétisme, je tombai en me débattant dans l'état
contraire. Ce fut la seconde période de ma vie. Je me
persuadai que rien ne dégradait l'homme, que rien ne
corrompait son âme et ne le rendait moins profitable aux autres
comme de n'avoir ni opinions arrêtées, ni idées
positives, ni passions pour les soutenir et les faire
prévaloir. Je demandai avec avidité ces opinions et ces
passions à tous ceux que je rencontrais. Je les demandais
à Jean-Jacques, à Montaigne, à Duclos, à
Byron, à Montesquieu, à Chateaubriand, à Platon,
à Shakespeare, à tous ceux enfin qui ont écrit
avec réflexion et sentiment. Chacun me donnait du sien et je
remplis mon coeur et ma tête jusqu'à ce que le vase
débordât ; alors je tombai dans l'ivresse et dans un
état voisin de la folie. Je me sentis prête à
devenir injuste, vindicative, féroce même, car le
fanatisme des opinions nous conduit là... Je sentis les
tourments de la haine, de l'indignation, du mépris, de la
vengeance tout prêts à envahir mon coeur
jusque-là si pur et si paisible. J'eus horreur de ce qui se
passait en moi. Je me demandai si le torrent qui m'entraînait
faisait les héros ou les monstres et je crus apercevoir qu'il
faisait les uns et les autres. Et puis mes yeux s'ouvrirent à
une terrible apparition. Je vis passer dans ma vision les ombres des
plus grands hommes mêlées confusément avec celles
des derniers scélérats et toutes formaient une
chaîne dont les amicaux semblaient se toucher. Je frissonnai
d'épouvante et j'eus plus peur encore, quand je vis qu'ils
s'entretenaient ensemble familièrement, qu'ils s'entendaient
sur beaucoup de points, qu'ils avaient en commun des souvenirs et des
sentiments, qu'ils étaient tous partis d'un même but et
que les gradations par lesquelles ils avaient atteint ou
dépassé le terme, les dissidences qui avaient fait
varier chacun d'eux dans sa carrière étaient autant de
fils déliés et presque imperceptibles que je ne pouvais
saisir, qui m'échappaient dès que j'y voulais porter la
main et qui ne causaient à ma vue qu'éblouissement et
douleur.
Dans ce cauchemar, j'osai interroger les apparitions : leurs
discours, leurs apologies, leurs systèmes achevèrent de
me bouleverser. Robespierre me fit admirer ses vertus, Voltaire lui
souriait et Brutus lui tendait les bras. Ces fantômes
semblaient prêts à m'enlacer. Je m'éveillai
glacée d'horreur et je chassai de mon cerveau les
pensées qui l'avaient ainsi égaré.
Je me repliai sur moi-même et me demandai de quoi
j'étais capable : mon coeur me dit que c'était de faire
le bien et mon cerveau me dit que le mal était tout aussi
facile. Je compris qu'il y a des êtres assez forts pour devenir
grands sans succomber aux épreuves qui y conduisent ; je
compris qu'il y en a de trop faibles pour résister à
ces épreuves et d'autres qui ne sont ni assez faibles ni assez
forts pour être quelque chose. Je restai parmi ces derniers et
j'employai tous mes efforts à ne pas me pervertir. J'adoptai
comme des principes tout ce qui pouvait me rendre à la fois
heureuse et bonne, et je vis que pour être ainsi, je n'avais
qu'à suivre un penchant inné et fermer l'oreille aux
tristes exhortations d'une philosophie chagrine et froide pour juger
de la bonté d'une résolution. J'interrogeai mon coeur.
J'y trouvai de la répugnance pour les mauvaises actions, de
l'entraînement vers les bonnes. Et mon cÏur me donnait ses avis
en dépit des considérations personnelles et des
précautions égoïstes de la prudence humaine. Je me
sacrifiai au bonheur d'autrui et je fus heureuse. Les uns dirent que
j'étais folle et ils se trompèrent, d'autres dirent que
j'étais généreuse et ils se trompèrent
encore. Je n'étais que sensée. Je travaillais pour moi.
J'achetais la paix de l'âme, le plus grand des biens, au prix
de quelques contrariétés sociales si petites, si
misérables en comparaison, qu'il eût fallu être
stupide pour balancer dans le choix : c'est la troisième
période de ma vie et j'espère qu'elle s'étendra
jusqu'à la fin des jours que je dois passer sur cette
terre.
- Et quand l'épingle se détacha de la cravate du bel
Esprit, où en étiez-vous ? dit Tricket.
- A la seconde période, à celle de l'enthousiasme des
doutes et des erreurs. Tu sens, Tricket, qu'avec des phrases aussi
fleuries que celles qu'il avait sans doute en réserve et des
agréments extérieurs comme ceux qu'il possédait,
mon jeune bel Esprit eût bien pu, sinon étouffer cette
affection que je ressens au fond de l'âme pour le Genevois, du
moins ébranler un peu cette foi vive que j'ai en sa
véracité. Comme rien n'est si cruel que de douter de ce
qui flatte le coeur, et que les aveux de Jean-Jacques sont
peut-être le seul monument qui puisse me réconcilier
avec l'humanité, quand je considère le tableau de ses
vices, je te laisse à penser quelle source de consolation
m'eût été fermée, si je me fusse
rangée au sentiment de mon hôte. Sans la chute de
l'épingle, j'en serais peut-être venue à croire
que le repentir est lâcheté, l'humilité,
fourberie.
Comme j'avais beaucoup parlé ce soir-là, je me sentis
pressée de dormir. Je priai Tricket de charmer mon sommeil par
la continuation de son conte et il reprit en ces termes l'histoire du
Rêveur.
Lire impérativement la très intéressante analyse de cette oeuvre de jeunesse de George Sand (fragment de 45 pages) dans "George Sand, L'écriture ou la vie" de Isabelle Hoog NAGINSKI (Honoré Champion, 1999) : chapitre II "Histoire du rêveur et la littérature des images".