"J'étais au jardin du Luxembourg
avec Solange, vers la fin de la journée. Elle jouait sur le
sable, je la regardais, assise derrière le large socle d'une
statue. Je savais bien qu'une grande agitation devait gronder dans
Paris ; mais je ne croyais pas qu'elle dût sitôt gagner
mon quartier : absorbée, je ne vis pas que tous les promeneurs
s'étaient rapidement écoulés. J'entendis battre
la charge, et, emportant ma fille, je me vis seule de mon sexe avec
elle dans cet immense jardin, tandis qu'un cordon de troupes au pas
de course traversait d'une grille à l'autre. Je repris le chemin
de ma mansarde, au milieu d'une grande confusion et cherchant les
petites rues, pour n'être pas renversée par les flots
de curieux qui, après s'être groupés et pressés
sur un point, se précipitaient et s'écrasaient, emportés
par une soudaine panique.
A chaque
pas, on rencontrait des gens effarés qui vous criaient : "N'avancez
pas, retournez, retournez ! La troupe arrive, on tire sur tout le
monde." Ce qu'il y avait jusque-là de plus dangereux,
c'était la précipitation avec laquelle on fermait les
boutiques au risque de briser la tête à tous les passants.
Solange se démoralisait et commençait à jeter
des cris désespérés. Quand nous arrivâmes
au quai, chacun fuyait en sens différent. J'avançai
toujours, voyant que le pire c'était de rester dehors, et j'entrai
vite chez moi, sans prendre le temps de voir ce qui se passait, sans
même avoir peur, n'ayant encore jamais vu la guerre des rues,
et n'imaginant rien de ce que j'ai vu ensuite, c'est-à-dire
l'ivresse qui s'empare tout d'abord du soldat et qui fait de lui,
sous le coup de la surprise et de la peur, l'ennemi le plus dangereux
que puissent rencontrer des gens inoffensifs dans une bagarre.
Et il ne faut pas qu'on s'en étonne. Dans presque
tous ces événements déplorables ou magnifiques
dont une grande ville est le théâtre, la masse des spectateurs,
et souvent celle des acteurs, ignore ce qui se passe à deux
pas de là, et court risque de s'entr'égorger, chacun
cédant à la crainte de l'être. L'idée qui
a soulevé l'ouragan est souvent plus insaisissable encore que
le fait, et qu'elle qu'elle soit, elle ne se présente aux esprits
incultes qu'à travers mille fictions délirantes. Le
soldat est peuple, lui aussi ; la discipline n'a pas contribué
à éclairer sa raison, qu'elle lui commanderait d'ailleurs
d'abjurer, s'il avait la prétention de s'en servir. Ses chefs
le poussent au massacre par la terreur, comme souvent les meneurs
poussent le peuple à la provocation par le même moyen.
De part et d'autre, avant qu'on ait brûlé une amorce,
des récits horribles, des calomnies atroces ont circulé,
et le fantôme du carnage a déjà fait son fatal
office dans les imaginations troublées.
Je ne raconterai pas l'événement au
milieu duquel je me trouvais. Je n'écris que mon histoire particulière.
Je commençai par ne songer qu'à tranquilliser ma pauvre
enfant, que la peur rendait malade. J'imaginai de lui dire qu'il ne
s'agissait, sur le quai, que d'une chasse aux chauve-souris comme
elle l'avait vu faire sur la terrasse de Nohant à son père
et à son oncle Hippolyte, et je parvins à la calmer
et l'endormir au bruit de la fusillade. Je mis un matelas de mon lit
dans la fenêtre de sa petite chambre, pour parer à quelque
balle perdue qui eût pu l'atteindre, et je passai une partie
de la nuit sur le balcon, à tâcher de saisir et de comprendre
l'action à travers les ténèbres.
On sait ce qui se passa en ce lieu.
Dix-sept insurgés s'étaient emparés du poste
du petit pont de l'Hôtel-Dieu. Une colonne de garde nationale
les surprit dans la nuit. "Quinze de ces malheureux, dit Louis
Blanc (Histoire de dix ans) furent mis en pièces et
jetés dans la Seine. Deux furent atteints dans les rues voisines
et égorgés."
Je ne vis pas cette scène atroce,
enveloppée dans les ombres de la nuit, mais j'en entendis les
clameurs furieuses et râles formidables ; puis un silence de
mort s'étendit sur la cité endormie de fatigue après
les émotions de la crainte.
Des bruits plus éloignés
et plus vagues attestaient pourtant une résistance sur un point
inconnu. Le matin on put circuler et aller chercher des aliments pour
la journée, qui menaçaient les habitants d'un blocus
à domicile. A voir l'appareil des forces développées
par le gouvernement, on ne se doutait guère qu'il s'agissait
de réduire une poignée d'hommes décidés
à mourir.
Il est vrai qu'une nouvelle révolution
pouvait sortir de cet acte d'héroïsme désespéré
: l'empire pour le duc de Reichstadt et la monarchie pour le duc de
Bordeaux, aussi bien que la république pour le peuple. Tous
les partis avaient, comme de coutume, préparé l'événement,
et ils en convoitaient le profit ; mais quand il fut démontré
que ce profit, c'était la mort sur les barricades, les partis
s'éclipsèrent, et le martyre de l'héroïsme
s'accomplit à la face de Paris consterné d'une telle
victoire.
La journée du 6 juin fut d'une
solennité effrayante vue du lieu élevé où
j'étais. La circulation était interdite, la troupe gardait
tous les ponts et l'entrée de toutes les rues adjacentes. A
partir de dix heures du matin jusqu'à la fin de l'exécution,
la longue perspective des quais déserts prit au grand soleil
l'aspect d'une ville morte, comme si le choléra eût emporté
le dernier habitant. Les soldats qui gardaient les issues semblaient
des fantômes frappés de stupeur. Immobiles et comme pétrifiés
le long des parapets, ils ne rompaient, ni par un mot, ni par un mouvement,
la morne physionomie de la solitude. Il n'y eut d'êtres vivants,
en de certaines moments du jour, que les hirondelles qui rasaient
l'eau avec une rapidité inquiéte, comme si ce calme
inusité les eût effrayées. Il y eut des heures
d'un silence farouche, que troublaient seuls les cris aigres des martinets
autour des combles de Notre-Dame. Puis tout à coup les oiseaux
éperdus rentrèrent au sein des vieilles tours, les soldats
reprirent leurs fusils qui brillaient en faisceaux sur les ponts.
Ils reçurent des ordres à voix basse. Ils s'ouvrirent
pour laisser passer les bandes de cavaliers qui se croisèrent,
les uns pâles de colère, les autres brisés et
ensanglantés. La population captive reparut aux fenêtres
et sur les toits, avide de plonger du regard dans les scènes
d'horreur qui allaient se dérouler au delà de la Cité.
Le bruit sinistre avait commencé. Deux feux de pelotons sonnaient
le glas des funérailles à intervalles devenus réguliers.
Assise à l'entrée du balcon, et occupant Solange dans
la chambre pour l'empêcher de regarder dehors, je pouvais compter
chaque assaut et chaque réplique. Puis le canon tonna. A voir
le pont encombré de brancards qui revenaient par la Cité
en laissant une traînée sanglante, je pensai que l'insurrection,
pour être meurtrière, était encore importante
; mais ses coups s'affaiblirent ; on aurait presque pu compter le
nombre de ceux que chaque décharge des assaillants avait emportés.
Puis le silence se fit encore une fois, la population descendit des
toits dans la rue ; les portiers des maisons, caricatures expressives
des alarmes de la propriété, se crièrent les
uns aux autres d'un air de triomphe : C'est fini ! et les
vainqueurs qui n'avaient fait que regarder repassèrent en tumulte.
Le roi se promena sur les quais. La bourgeoisie et la banlieue fraternisèrent
à tous les coins de rue. La troupe fut digne et sérieuse.
Elle avait cru un instant à une seconde révolution de
juillet.
Pendant quelques jours, les abords
de la place et du quai Saint-Michel conservèrent de larges
taches de sang, et la Morgue, encombrée de cadavres dont les
têtes superposées faisaient devant les fenêtres
comme un massif de hideuse maçonnerie, suinta un ruisseau rouge
qui s'en allait lentement sous les arches sans se mêler aux
eaux du fleuve. L'odeur était si fétide, et j'avais
été si navrée, autant, je l'avoue, devant les
pauvres soldats expirants que devant les fiers prisonniers, que je
ne pus rien manger pendant quinze jours. Longtemps après, je
ne pouvais seulement voir de la viande ; il me semblait toujours sentir
cette odeur de boucherie qui avait monté âcre et chaude
à mon réveil les 6 et 7 juin, au milieu des bouffées
tardives du printemps.